• Le nouveau livre de James G. Ballard : « Millenium People »

    Ballard le prophète


     Comptant parmi les meilleurs écrivains anglais, l'auteur d'Empire du Soleil et de Crash! revient avec un roman choc où il se penche sur la crise de la société d'abondance. Rencontre

    Ils sont nombreux, les journalistes, écrivains ou simples admirateurs, à avoir pris un jour le tortillard qui part de Waterloo Station pour se rendre à Shepperton, cette petite cité perdue aux confins de la banlieue londonienne. Que viennent-ils faire dans ce trou? Simplement observer ce que James G. Ballard peut bien apercevoir par la fenêtre du modeste pavillon qu'il occupe là depuis plus de quarante ans. Et qui expliquerait peut-être le regard si juste, si aigu, que cet auteur a su porter sur le monde.

    «Toutes les tendances depuis l'après-guerre sont parties des banlieues».

    Longtemps chef de file de la nouvelle science-fiction britannique, avant de s'imposer en littérature générale avec Empire du Soleil (1984), Ballard n'a pas été surnommé par hasard «the Seer» - le visionnaire. Car, à travers la trentaine de livres qu'il a écrits à ce jour, nombre de ses «prédictions» se sont, hélas, révélées exactes. Dès son premier titre, Le Monde englouti (1962), l'écrivain annonçait la catastrophe écologique que nous subissons aujourd'hui. Dans son livre culte - La Foire aux atrocités (1970) - on pouvait lire l'avènement de Ronald Reagan et l'apogée de la politique spectacle. Quant à Crash! (1973), où Ballard - mêlant sexe, mort, amour, célébrité et grosses cylindrées - décryptait le trouble érotisme des accidents de voiture, Salman Rushdie y a détecté une répétition générale avant la fin tragique de lady Di. Et une métaphore des maux dont souffre le monde moderne. Le choc fut tel qu'aujourd'hui encore l'adaptation cinématographique de cette oeuvre par David Cronenberg est interdite à Londres.

    Imaginaire hors du commun. Alors, que voit-il par sa fenêtre, notre visionnaire? Une rue déserte sous la grisaille d'hiver, un arbust dépouillé, des bicoques de brique toutes semblables, avec leur quota de gazon anglais, et la voiture garée devant le garage. Mais pas la moindre boule de cristal! Ballard lui-même n'a d'ailleurs rien, au physique, d'un Nostradamus. Autant ses livres sont inquiétants, autant lui, avec ses rondeurs rassurantes et sa mine affable, a tout du grand-père tranquille.

    Ce n'est qu'en pénétrant dans son antre que l'on comprend mieux ce monde intérieur et cet imaginaire hors du commun qui l'habitent. Dans les pièces étroites, poussiéreuses, sont posés, en vrac sur de vieux tapis élimés ou du lino troué, une tondeuse à gazon, un vélo d'équilibriste, une machine à écrire antédiluvienne, des tables basses chinoises (souvenirs de son enfance en Asie) mêlées à du simili rustique anglais. On voit aussi des montagnes de cassettes vidéo et de bouquins, une armée de paires de chaussures trônant sur les fauteuils, des cartes de voeux des enfants ou des petits-enfants, des photos du maître des lieux avec deux de ses icônes - William Burroughs et Francis Bacon - mais aussi d'immenses reproductions d'oeuvres de Paul Delvaux, le peintre surréaliste qui l'a beaucoup inspiré. Bref, un monde profus et éclectique, à l'image de son propriétaire.

    L'air d'un père tranquille. «Ce que je vois par ma fenêtre? s'interroge l'écrivain en répétant notre question. La banlieue! C'est-à-dire le meilleur des postes d'observation pour comprendre mes contemporains. Toutes les modes, toutes les grandes tendances depuis l'après-guerre sont parties des banlieues. La télé, la voiture, la pop music, la vidéo, l'Internet, le consumérisme et la culture de masse, tout cela a pris corps dans ces lieux où règnent les classes moyennes.»

    Cette fameuse middle class est justement au coeur de Millenium People, son nouveau roman magistral et prophétique, plein de folie, de noirceur et d'humour. L'affaire débute dans la marina de Chelsea, un quartier cossu des abords de Kings Road, où les avocats, journalistes, médecins et architectes qui y vivent se révoltent. Jadis piliers de la société, ces professionnels ont perdu leur statut d'antan. Menacés par le chômage et un avenir incertain, pressurés par leurs employeurs ou leurs clients, saignés à blanc par leurs propriétaires ou les écoles privées de leurs enfants, ils se considèrent comme les prolétaires du XXIe siècle. Sous l'égide d'un toubib illuminé et avec la complicité d'un psychologue d'entreprise censé infiltrer leur mouvement, ces révolutionnaires en costume trois pièces vont se lancer dans un terrorisme aussi farfelu qu'inutile. Ils lapident les huissiers avec des cailloux rapportés des Seychelles, attaquent les pingouins du zoo de Londres, tuent une célébrité de la télé, lancent des raids sur les vidéoclubs, incendient ou quittent leurs demeures londoniennes pour se réfugier dans leurs maisons de campagne avant de finalement rentrer dans le rang. Bref, faute d'ennemi identifiable, ils se révoltent contre eux-mêmes, comme de vieux adolescents qu'ils sont. Et cherchent un sens à une époque dénuée de sens.

    Une société infantilisée. Avec un air bienveillant, Ballard ressert un verre d'eau pétillante à son visiteur, comme pour faire passer les propos qui vont suivre: «Nous vivons dans une société du divertissement, un immense parc à thème, un univers aseptisé où l'on nous sert le mirage de la liberté. Les gens voyagent sans voir le monde, consomment par paresse et évitent de réfléchir. Ils imaginent que tout tourne autour d'eux, qu'on leur doit la santé, la sécurité, la prospérité. Ils en oublient que la vie est étrange et dangereuse. Comment Voltaire a-t-il pu imaginer que l'homme serait gouverné par la raison? Quelle erreur!»

    Et Ballard d'enfoncer le clou: «Dans 1984, Orwell annonçait un totalitarisme brutal. En fait, on nous infantilise avec une dictature soft et un nouveau fascisme comme celui qui est en train de naître aux Etats-Unis. On nous sourit, on nous dit que tout va bien, on nous divertit avec des téléphones portables ou des voitures, on nous anesthésie. C'est le nouvel esclavagisme. Seuls une immense épidémie ou un phénomène extérieur imprévisible pourraient en venir à bout.»

    Annonce d'un nouvel âge sombre. Pourquoi avoir imaginé cette révolte tragi-comique des classes moyennes quand la montée de l'islamisme semble le fait majeur de ce début de millénaire? «Le World Trade Center, ce sont 3 000 victimes en 2001. Un acte de guerre inutile de plus! Moi, je m'intéresse à ce qui touche au plus profond de la psychologie humaine, ce besoin concomitant de sécurité et de violence extrême. On vit par exemple dans un monde où l'automobile est reine, alors qu'elle fait un million de morts chaque année. Ça me passionne d'essayer de comprendre pourquoi les hommes sont fascinés et pervertis par les machines. Quand un fou tire aveuglément dans un supermarché, il en dit infiniment plus sur le malaise de l'espèce humaine que l'attentat du 11 septembre.»

    Si, au long de ses livres, Ballard a toujours su faire passer les mauvaises nouvelles grâce à son formidable humour et à son infaillible construction narrative, en tête à tête il ne cherche plus à prendre de gants. «Nous entrons dans un nouvel âge sombre. Les lumières sont toujours là, mais on ne distingue déjà plus rien. Dans la première moitié du XXe siècle, on a eu de grands peintres, de grands philosophes, des génies littéraires ou scientifiques pour éclairer la route. Où sont leurs successeurs? Franchement, je ne vois pas.»

    Est-ce l'âge qui pousse James G. Ballard à un tel pessimisme? «Non, je suis simplement réaliste. Mais rassurez-vous, confie-t-il en riant, mes enfants et mes petits-enfants ne me prennent pas trop au sérieux. Je ne suis même pas sûr qu'ils me lisent!» Bonne année tout de même, monsieur Ballard.


    Feuille de route
    Né à Shanghai en 1930 de parents anglais, James G. Ballard a vécu dans le luxe pendant ses sept premières années, jusqu'à ce que l'invasion japonaise fasse exploser sa bulle et qu'on l'interne trois ans dans un camp de prisonniers. De cette expérience, il tirera, en 1984, un extraordinaire roman, Empire du Soleil, qui fera le tour du monde, notamment après son adaptation au cinéma par Spielberg. Quand il rentre en Grande-Bretagne, le jeune Ballard envisage d'être peintre. En l'absence de réel talent, il se lance dans des études de médecine qu'il abandonnera pour l'écriture (dans ses romans, ceux qui sont censés soigner les autres sont les premiers à dérailler...). Installé depuis à Shepperton, vivant en père de famille tranquille, J. G. Ballard, allant de la SF à l'écriture expérimentale en passant par le roman traditionnel, n'a cessé de construire cette œuvre qui examine au microscope les convulsions de notre modernité.

    par Olivier Le Naire

    L'Express livres, lundi 3 janvier 2005

    Millenium People
    J.G. Ballard
    éd. DENOEL
    Trad. de l'anglais par Philippe Delamare.

    367 pages
    22 euros
    144,31 FF



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