• MARCHÉ DE L'ART A PARIS

    Les galeries parisiennes se donnent quartier libre

    Réalisant l'essentiel de leur chiffre d'affaires à l'étranger, les marchands d'art ne cherchent plus à avoir pignon sur une rue commerçante ou près de leur public. Ils s'installent dans des arrondissements excentrés, et l'ouverture en 2007 de la Fondation Pinault pourrait les attirer à Boulogne-Billancourt.

    Les galeries d'art s'adaptent à la mondialisation du marché de l'art contemporain. Courant de foire internationale en biennale, les galeristes parisiens soignent leur image à Bâle, New York ou Miami, et s'intéressent moins à la hauteur sous plafond de leur espace d'exposition. Ne réalisent-ils pas l'essentiel de leur chiffre d'affaires à l'étranger ? Dès lors, l'emplacement géographique apparaît de moins en moins comme un enjeu stratégique alors que, historiquement, les galeries se sont forgées une identité selon leur lieu d'implantation - Saint-Germain-des-Prés, le Marais...

    Au XXIe siècle, le galeriste se pose au meilleur endroit du moment. Inutile de courir après la rue commerçante ou le public local. L'acheteur potentiel habite rarement au coin de la rue - la clientèle des galeristes vient plutôt de l'Ouest parisien.

    De récents déménagements attestent de cet éclatement. Plusieurs galeristes en vogue essaiment dans des endroits où l'on ne les attendait pas : Grégoire Maisonneuve s'est établi à Ménilmontant, rue des Amandiers (20e), et Jocelyn Wolff à Belleville, rue Rébeval (19e) depuis octobre 2003, loin des lieux de visite traditionnels des collectionneurs.

    D'autres s'installent dans le Marais alors qu'ils semblaient avoir trouvé leurs marques ailleurs : Emmanuel Perrotin vient d'ouvrir un nouvel espace, rue de Turenne, (Le Monde du 7 décembre 2004), quittant la rue Louise-Weiss (13e) dont il a contribué à forger l'image d'avant-garde. Chantal Crousel a revendu son local de la rue de Quincampoix (4e) au collectionneur Claude Berri et ouvrira dans le Marais à la mi-mai. Avec une annexe à Aubervilliers : 770 m2 pour regrouper ses réserves, et "créer un lieu d'exposition, ouvert sur rendez-vous, pour des pièces importantes qui nécessitent un montage complexe, comme des œuvres anciennes de Tony Cragg, ou des installations de Thomas Hirschhorn", résume-t-elle.

    Et il n'est pas exclu que la fondation d'art contemporain de François Pinault, qui doit ouvrir ses portes sur l'île Seguin, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), fin 2007, n'entraîne de nouvelles migrations... Là, les galeristes misent sur les étrangers que ne manquera pas d'attirer le nouveau temple.

    Almine Rech, galeriste cotée de la rue Chevaleret (13e), et l'une des pionnières de la rue Louise-Weiss, vit pleinement toutes ces évolutions. "Le phénomène date d'il y a quatre ou cinq ans. Aujourd'hui, la visibilité réelle d'une galerie se joue à l'étranger. On n'a aucun intérêt à avoir un bel espace si on n'est pas invité dans les cinq ou six foires qui comptent ! Pendant la saison, entre octobre et juin, on n'arrête pas d'aller d'un pays à l'autre", témoigne- t-elle.

    DES AVENTURES ISOLÉES

    Les collectionneurs sont en train de modifier, eux aussi, leurs habitudes, dit-elle : "Ce sont souvent des entrepreneurs, des hommes d'affaires : pour gagner du temps, ils se bloquent deux jours dans les foires, ce qui leur permet de faire le tour des 200 galeristes triés sur le volet." Et de leur éviter, pour certains, un détour dans les galeries. La tendance est déjà à l'œuvre en Europe, souligne Almine Rech : The Modern Institute- "l'une des galeries plus pointues"- est située dans un petit appartement à Glasgow ; Pierre Hubert, à Genève, a "un tout petit espace mais c'est l'un des plus importants". Etc.

    Les jeux sont ouverts. "A Paris, il y a de la place pour tout le monde. La Maison rouge - la fondation d'art contemporain d'Antoine de Galbert - pourrait attirer des galeristes autour de l'Arsenal, près de Bastille, de même que l'ouverture prochaine du 104 rue d'Aubervilliers - l'ancien bâtiment des Pompes funèbres municipales, dans le 19e - va changer le quartier et susciter des vocations", pronostique Christophe Girard, adjoint (Verts) à la culture au maire de Paris, Bertrand Delanoë (PS). Pour lui, l'arrivée de Perrotin, rue de Turenne, est "le signe que lorsque l'on devient un galeriste international, on cherche ses lettres de noblesse en allant dans le centre". Rien de plus.

    Encouragés par cette nouvelle "géopolitique", quelques galeristes tentent des aventures isolées. "L'essentiel, c'est notre programme : s'il est bon, les gens viendront", résume Jocelyn Wolff, qui vit bien sa greffe à Belleville : "C'est un territoire vierge, avec une vie de quartier authentique, qui plaît beaucoup à mes collectionneurs étrangers, lesquels comptent pour la moitié dans mes ventes. Les plus durs à déplacer, ce sont les institutionnels parisiens." Ceux qui font le déplacement sont des gens motivés. "Ils viennent pour voir les œuvres. Ils restent longtemps, sans être tentés de passer à la galerie voisine. Du point de vue commercial, ça marche très bien, ce qui en surprend beaucoup, et moi le premier", ajoute Jocelyn Wolff. Autre avantage du Nord-Est parisien, le coût des loyers y est encore raisonnable : l'argent économisé sert à financer la production des œuvres. Le marchand participe à la création et peut s'attacher la fidélité de l'artiste qu'il promeut.

    Si d'autres galeristes choisissent de se déplacer en "tribu", c'est essentiellement pour des raisons pratiques. En se regroupant, les professionnels mutualisent les moyens : ils font fichier commun, organisent des vernissages en même temps - c'est le cas du pôle de la rue Louise-Weiss. Bref, tous gagnent en visibilité. Y compris les élus, quand ils sont sensibles à l'art - rien de mieux qu'un ensemble de galeries pour donner une identité à un quartier, d'autant plus quand celui-ci est neuf : au milieu des années 1990, Jacques Toubon, alors maire (RPR) du 13e arrondissement, et président de la société d'économie mixte qui gérait la construction du quartier de la nouvelle Bibliothèque nationale de France (BNF), a répondu à l'appel de galeristes pressés de quitter la Bastille. "Je n'avais qu'une idée : valoriser le quartier, au sens de l'ennoblir. C'est une formidable occasion de centraliser un quartier excentré", explique M. Toubon, aujourd'hui député européen (UMP). En avril 1997, six galeristes se sont installés rue Louise-Weiss, notamment au rez-de-chaussée d'un bâtiment du ministère de l'économie et des finances.

    L'endroit, entouré de bureaux et de nombreux logements sociaux, n'a rien d'une carte postale de Paris, mais les galeristes en ont tiré parti en négociant des tarifs avantageux :"Les locaux étaient inoccupés depuis cinq ans, et plus ou moins squattés", raconte Bruno Delavallade, de la galerie Praz-Delavallade. Les loyers, quasi nuls au départ, restent modestes : on peut trouver un espace de 150 m2 pour 5 000 euros par trimestre.

    Le Marais demeure très coûteux, mais l'industrie de la mode est prête à payer le prix fort pour organiser ses showrooms dans des locaux spacieux, à deux pas des boutiques les plus branchées de la capitale. Un galeriste du Marais, qui souhaite garder l'anonymat, avoue que son loyer annuel de 22 000 euros est largement compensé par les 24 000 euros qui lui sont versés pour quatre semaines de location durant les "Fashion Weeks". L'obstacle du prix de l'immobilier peut être franchi.

    DES ÉLUS DÉROUTÉS

    Cette nouvelle attitude déroute les élus locaux. A tort ou à raison, certains ne voient pas l'intérêt de soutenir une galerie si celle-ci ne développe pas une démarche en direction des habitants du quartier. "Les gens n'osent pas entrer dans les galeries", constate Nadine Rémy, adjointe à la culture de la maire (PS) du 12e arrondissement, Michèle Blumenthal, qui ne cache pas ses réserves à l'égard des "galeristes qui tournent en rond autour d'eux-mêmes".

    "Nous misons sur le partenariat avec les galeristes", dit-elle en citant l'exemple de Claude Samuel : installé dans l'une des arches du viaduc des Arts, il a mis son local à disposition de la chorégraphe Carolyn Carlson, lors de la dernière Nuit blanche, en octobre 2004. "Nous sommes aujourd'hui un des rares loisirs gratuits, d'accès totalement libre ! Or la gauche nous perçoit toujours comme une activité élitiste", déplore Emmanuel Perrotin. "La Maison rouge a attiré 40 000 personnes depuis son ouverture, il y a six mois, et je n'ai toujours pas vu le maire...", grince Antoine de Galbert. Il n'est pas sûr que les mutations en cours atténuent le malentendu.

    Harry Bellet et Clarisse Fabre


    A chaque époque son quartier parisien

    Les galeries d'art, au sens moderne du terme, naissent au XIXe siècle, avec les Durand-Ruel, les Vollard, les Kahnweiler, qui s'installent alors dans un quartier neuf de Paris créé par Haussmann, le 8e arrondissement. C'est là que, jusqu'en 1945 et malgré les guerres, se fera le marché de l'art mondial. Y subsistent encore quelques fleurons (Louis Carré, Lelong, Ariel) et quelques jeunes pousses, comme la galerie Jérôme de Noirmont. C'est aussi dans ce quartier que se sont implantées les maisons de vente Christie's et Sotheby's.

    A la Libération, la modernité est dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. L'art contemporain aussi. Aux pionniers des années 1950 se sont substitués des résistants, comme Georges Philippe et Nathalie Vallois, Alain Le Gaillard, Loevenbruck, Arnaud Lefebvre ou Kamel Mennour, qui gardent la fidélité des collectionneurs d'art contemporain, comme Antoine de Galbert.

    Au mitan des années 1960, le marché de l'art contemporain délaisse Paris pour New York. Cependant, l'ouverture en 1977 du Centre Pompidou attire une nouvelle transhumance, vers le plateau Beaubourg. Les années 1980 connaissent une éphémère flambée du côté de la Bastille, et les dernières années 1990 voient naître un nouveau pôle, rue Louise-Weiss, dans le 13e arrondissement.

    LE MONDE | 26.01.05 | 14h50     ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.01.05

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