• Ballard le prophète


     Comptant parmi les meilleurs écrivains anglais, l'auteur d'Empire du Soleil et de Crash! revient avec un roman choc où il se penche sur la crise de la société d'abondance. Rencontre

    Ils sont nombreux, les journalistes, écrivains ou simples admirateurs, à avoir pris un jour le tortillard qui part de Waterloo Station pour se rendre à Shepperton, cette petite cité perdue aux confins de la banlieue londonienne. Que viennent-ils faire dans ce trou? Simplement observer ce que James G. Ballard peut bien apercevoir par la fenêtre du modeste pavillon qu'il occupe là depuis plus de quarante ans. Et qui expliquerait peut-être le regard si juste, si aigu, que cet auteur a su porter sur le monde.

    «Toutes les tendances depuis l'après-guerre sont parties des banlieues».

    Longtemps chef de file de la nouvelle science-fiction britannique, avant de s'imposer en littérature générale avec Empire du Soleil (1984), Ballard n'a pas été surnommé par hasard «the Seer» - le visionnaire. Car, à travers la trentaine de livres qu'il a écrits à ce jour, nombre de ses «prédictions» se sont, hélas, révélées exactes. Dès son premier titre, Le Monde englouti (1962), l'écrivain annonçait la catastrophe écologique que nous subissons aujourd'hui. Dans son livre culte - La Foire aux atrocités (1970) - on pouvait lire l'avènement de Ronald Reagan et l'apogée de la politique spectacle. Quant à Crash! (1973), où Ballard - mêlant sexe, mort, amour, célébrité et grosses cylindrées - décryptait le trouble érotisme des accidents de voiture, Salman Rushdie y a détecté une répétition générale avant la fin tragique de lady Di. Et une métaphore des maux dont souffre le monde moderne. Le choc fut tel qu'aujourd'hui encore l'adaptation cinématographique de cette oeuvre par David Cronenberg est interdite à Londres.

    Imaginaire hors du commun. Alors, que voit-il par sa fenêtre, notre visionnaire? Une rue déserte sous la grisaille d'hiver, un arbust dépouillé, des bicoques de brique toutes semblables, avec leur quota de gazon anglais, et la voiture garée devant le garage. Mais pas la moindre boule de cristal! Ballard lui-même n'a d'ailleurs rien, au physique, d'un Nostradamus. Autant ses livres sont inquiétants, autant lui, avec ses rondeurs rassurantes et sa mine affable, a tout du grand-père tranquille.

    Ce n'est qu'en pénétrant dans son antre que l'on comprend mieux ce monde intérieur et cet imaginaire hors du commun qui l'habitent. Dans les pièces étroites, poussiéreuses, sont posés, en vrac sur de vieux tapis élimés ou du lino troué, une tondeuse à gazon, un vélo d'équilibriste, une machine à écrire antédiluvienne, des tables basses chinoises (souvenirs de son enfance en Asie) mêlées à du simili rustique anglais. On voit aussi des montagnes de cassettes vidéo et de bouquins, une armée de paires de chaussures trônant sur les fauteuils, des cartes de voeux des enfants ou des petits-enfants, des photos du maître des lieux avec deux de ses icônes - William Burroughs et Francis Bacon - mais aussi d'immenses reproductions d'oeuvres de Paul Delvaux, le peintre surréaliste qui l'a beaucoup inspiré. Bref, un monde profus et éclectique, à l'image de son propriétaire.

    L'air d'un père tranquille. «Ce que je vois par ma fenêtre? s'interroge l'écrivain en répétant notre question. La banlieue! C'est-à-dire le meilleur des postes d'observation pour comprendre mes contemporains. Toutes les modes, toutes les grandes tendances depuis l'après-guerre sont parties des banlieues. La télé, la voiture, la pop music, la vidéo, l'Internet, le consumérisme et la culture de masse, tout cela a pris corps dans ces lieux où règnent les classes moyennes.»

    Cette fameuse middle class est justement au coeur de Millenium People, son nouveau roman magistral et prophétique, plein de folie, de noirceur et d'humour. L'affaire débute dans la marina de Chelsea, un quartier cossu des abords de Kings Road, où les avocats, journalistes, médecins et architectes qui y vivent se révoltent. Jadis piliers de la société, ces professionnels ont perdu leur statut d'antan. Menacés par le chômage et un avenir incertain, pressurés par leurs employeurs ou leurs clients, saignés à blanc par leurs propriétaires ou les écoles privées de leurs enfants, ils se considèrent comme les prolétaires du XXIe siècle. Sous l'égide d'un toubib illuminé et avec la complicité d'un psychologue d'entreprise censé infiltrer leur mouvement, ces révolutionnaires en costume trois pièces vont se lancer dans un terrorisme aussi farfelu qu'inutile. Ils lapident les huissiers avec des cailloux rapportés des Seychelles, attaquent les pingouins du zoo de Londres, tuent une célébrité de la télé, lancent des raids sur les vidéoclubs, incendient ou quittent leurs demeures londoniennes pour se réfugier dans leurs maisons de campagne avant de finalement rentrer dans le rang. Bref, faute d'ennemi identifiable, ils se révoltent contre eux-mêmes, comme de vieux adolescents qu'ils sont. Et cherchent un sens à une époque dénuée de sens.

    Une société infantilisée. Avec un air bienveillant, Ballard ressert un verre d'eau pétillante à son visiteur, comme pour faire passer les propos qui vont suivre: «Nous vivons dans une société du divertissement, un immense parc à thème, un univers aseptisé où l'on nous sert le mirage de la liberté. Les gens voyagent sans voir le monde, consomment par paresse et évitent de réfléchir. Ils imaginent que tout tourne autour d'eux, qu'on leur doit la santé, la sécurité, la prospérité. Ils en oublient que la vie est étrange et dangereuse. Comment Voltaire a-t-il pu imaginer que l'homme serait gouverné par la raison? Quelle erreur!»

    Et Ballard d'enfoncer le clou: «Dans 1984, Orwell annonçait un totalitarisme brutal. En fait, on nous infantilise avec une dictature soft et un nouveau fascisme comme celui qui est en train de naître aux Etats-Unis. On nous sourit, on nous dit que tout va bien, on nous divertit avec des téléphones portables ou des voitures, on nous anesthésie. C'est le nouvel esclavagisme. Seuls une immense épidémie ou un phénomène extérieur imprévisible pourraient en venir à bout.»

    Annonce d'un nouvel âge sombre. Pourquoi avoir imaginé cette révolte tragi-comique des classes moyennes quand la montée de l'islamisme semble le fait majeur de ce début de millénaire? «Le World Trade Center, ce sont 3 000 victimes en 2001. Un acte de guerre inutile de plus! Moi, je m'intéresse à ce qui touche au plus profond de la psychologie humaine, ce besoin concomitant de sécurité et de violence extrême. On vit par exemple dans un monde où l'automobile est reine, alors qu'elle fait un million de morts chaque année. Ça me passionne d'essayer de comprendre pourquoi les hommes sont fascinés et pervertis par les machines. Quand un fou tire aveuglément dans un supermarché, il en dit infiniment plus sur le malaise de l'espèce humaine que l'attentat du 11 septembre.»

    Si, au long de ses livres, Ballard a toujours su faire passer les mauvaises nouvelles grâce à son formidable humour et à son infaillible construction narrative, en tête à tête il ne cherche plus à prendre de gants. «Nous entrons dans un nouvel âge sombre. Les lumières sont toujours là, mais on ne distingue déjà plus rien. Dans la première moitié du XXe siècle, on a eu de grands peintres, de grands philosophes, des génies littéraires ou scientifiques pour éclairer la route. Où sont leurs successeurs? Franchement, je ne vois pas.»

    Est-ce l'âge qui pousse James G. Ballard à un tel pessimisme? «Non, je suis simplement réaliste. Mais rassurez-vous, confie-t-il en riant, mes enfants et mes petits-enfants ne me prennent pas trop au sérieux. Je ne suis même pas sûr qu'ils me lisent!» Bonne année tout de même, monsieur Ballard.


    Feuille de route
    Né à Shanghai en 1930 de parents anglais, James G. Ballard a vécu dans le luxe pendant ses sept premières années, jusqu'à ce que l'invasion japonaise fasse exploser sa bulle et qu'on l'interne trois ans dans un camp de prisonniers. De cette expérience, il tirera, en 1984, un extraordinaire roman, Empire du Soleil, qui fera le tour du monde, notamment après son adaptation au cinéma par Spielberg. Quand il rentre en Grande-Bretagne, le jeune Ballard envisage d'être peintre. En l'absence de réel talent, il se lance dans des études de médecine qu'il abandonnera pour l'écriture (dans ses romans, ceux qui sont censés soigner les autres sont les premiers à dérailler...). Installé depuis à Shepperton, vivant en père de famille tranquille, J. G. Ballard, allant de la SF à l'écriture expérimentale en passant par le roman traditionnel, n'a cessé de construire cette œuvre qui examine au microscope les convulsions de notre modernité.

    par Olivier Le Naire

    L'Express livres, lundi 3 janvier 2005

    Millenium People
    J.G. Ballard
    éd. DENOEL
    Trad. de l'anglais par Philippe Delamare.

    367 pages
    22 euros
    144,31 FF



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  • Loving graffitis, les téléphones portables Mitsubishi customisés par le graffeur.© DR / S. de P.

    André, graffeur gâté

    Il dessine son célèbre «Mr A» jusque sur nos téléphones portables. Et «s'expose» au Palais de Tokyo

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    Il signe son nom à la pointe de sa bombe, d'un A qui veut dire André. Depuis dix ans, ce trentenaire élégant graffe sur les murs de Paris et du monde un Shadok aux jambes interminables, baptisé «Mr A». André se rit des forces de l'ordre et collectionne les procès pour vandalisme comme d'autres les photos de sa mascotte. Il conte ses faits d'armes («La RATP m'a réclamé 1 million de francs») en défiant la loi française, tout en reconnaissant qu'elle est le sel de son art: «Pas de graffiti sans transgression.»

    André a commencé à œuvrer sur les murs de Stockholm, où ses parents, révolutionnaires portugais, avaient fui Salazar. Adolescent à Paris, il bombe son prénom au marqueur rose, de la porte de Versailles à Barbès. Puis il invente «Mr A» et le tague avec fébrilité, «déguisé» en employé de la mairie de Paris: «Je faisais 50 tags par nuit, frénétiquement, compulsivement. J'ai dû en dessiner 300 000, c'était devenu un TOC. Il paraît que les formes rondes répétitives sont un signe de schizophrénie...»
    Doux et charmeur, célèbre aussi pour ses «Love Graffitis» (des prénoms entourés de petits cœurs), André n'a rien d'un sauvageon, ce qui lui vaut le mépris des purs et durs du graff. Mais pas celui du milieu arty: il a exposé ses toiles dans la très en vue rue Louise-Weiss et a son espace propre au Palais de Tokyo, la «BlackBlock», boîte de production (concerts, défilés, performances) et boutique. Dans des vitrines-frigos, il y vend une sélection de gadgets japonais, les sacs de son ex et amie, la styliste Olympia Le Tan, et puis ses Mr A déclinés à l'infini sur des tee-shirts, cabas, coussins, broches... Ultime utilisation commerciale du logo, devenu un filon: Mr A affiche cet hiver sa bouille ronde sur des téléphones portables Mitsubishi en série limitée. André dément avoir vendu son âme au diable. «Quand je fais un tableau ou que je graffe dans la rue, les gens ont l'impression que c'est plus noble. Pas moi. Je customise les 40 téléphones à la main, ce n'est pas industriel. Et ça me permet de gagner ma vie tout en continuant à peindre!»

    D'interlopes, les nuits d'André sont devenues très mondaines. A Paris, il tague moins, préférant des terrains quasi vierges comme Lisbonne ou Tokyo. S'il se couche toujours à 6 heures du matin, c'est qu'il est aussi une figure de la nuit, coorganisateur des soirées La Johnson, rassemblement de jolies filles à frange, de jeunes acteurs et de musiciens en vogue. Ces jours-ci, La Johnson prend ses quartiers au Baron, ex-bar à call-girls niché dans le VIIIe arrondissement. On y a vu récemment Sofia Coppola et Björk. André y passe des disques à l'occasion, Kate Bush ou Daft Punk, entrecoupés de textes de Boris Vian. Sur les platines brille sa bague Trilogy, de Cartier, indice de son récent mariage, à Las Vegas, avec Chloé. «Madame André», comme elle aime à se faire appeler, vient d'ouvrir une boutique à son nom, un boudoir chic de 10 mètres carrés empli de robes de Gilles Dufour (dont la majorité des imprimés sont signés André), de mode vintage et de... Mr A sous toutes ses formes.

    Star au Japon, André est en partance pour Tokyo, où il va réaliser les fresques du nouvel aéroport. Sur son téléphone, il a dessiné «André» en rose et bleu. Et comme pour se justifier: «Les tagueurs sont souvent des timides qui expriment à travers le graffiti leur ego démesuré»...


    1971 naît au Portugal
    1994 «Mr A» apparaît place d'Italie, à Paris
    2002 ouvre la BlackBlock au Palais de Tokyo
    2004 épouse sa muse Chloé, «Madame André», qui crée une miniboutique en son honneur

    BlackBlock, Palais de Tokyo, Paris (XVIe). Madame André, 34, rue du Mont-Thabor, Paris (Ier), 01-42-96-27-24.
    Le Baron, 6, avenue Marceau, Paris (VIIIe), Mitsubishi «Loving graffitis», 0825-868-283. En vente à la BlackBlock et chez Madame André. De 650 à 1500 €.

    par Katell Pouliquen, L'Express du 01/11/2004


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  • Des tagueurs très recherchés


    Tantôt on les poursuit pour vandalisme, tantôt on les expose dans les galeries. Délinquants ou artistes? Avec l'escalade répressive, eux aussi cultivent les paradoxes, sans renoncer à leur passion: transgresser l'interdit

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    Ni nom ni téléphone portable. Juste un minimum d'indications. «Prenez le RER jusqu'à l'arrêt Nanterre-Université et descendez vers la fac, nous vous rappellerons d'une cabine téléphonique.» Cette réplique digne d'une mauvaise série B ne sort pas de la bouche d'un preneur d'otages. Ce sont les conditions posées par un graffeur de 19 ans pour un simple rendez-vous. Terreur des quais de gare et de métro, il a fait de la «bombe» son univers, sa drogue: «Certains picolent ou fument de l'herbe, moi, je peins», résume-t-il. Connu dans le milieu sous le pseudo d'Oyze - son «blaze» - il appartient à un groupe d'une vingtaine de tagueurs, un «crew»: les TSO-DLM, c'est-à-dire les Tout-Simplement-Ouf-Déchire-Les-Mots (sic).

    Le graff' selon Crey et Max

    Cliquez sur l'image pour lancer la vidéo réalisée par N. Schumacher et F. Fauconnier
     
    Le jour dit, Oyze et son acolyte, un jeune de 16 ans surnommé Kojak, attendent à la fameuse cabine téléphonique. Direction «le terrain». Les murs et palissades qui entourent ce lieu en friche sont recouverts de tags de toutes tailles et de graffs - en fait de gros tags de couleurs, plus sophistiqués. Des personnages aux allures de héros de mangas viennent parfois ponctuer un nom calligraphié. «Ici, le graff est toléré, comme dans la plupart des terrains vagues, explique Oyze. Mais ce qu'on aime vraiment, c'est la rue et le tag vandale.» Traduction: bomber sur tout support illégal avec une préférence pour les voies ferrées, les trains ou les métros. Et cela ne date pas d'hier.

    Voilà vingt ans que le graff a débarqué en France et que le jeu du chat et de la souris avec les autorités a commencé. Voilà vingt ans, aussi, que règnent dans les deux camps la confusion et le double discours. Tantôt considérés comme des actes de vandalisme, de la pollution visuelle, ou des symptômes d'insécurité urbaine, le graff et le tag sont, par ailleurs, récupérés, voire encensés, par la publicité et les galeries d'art contemporain. œuvre d'art ou délit? Tout le monde joue sur les deux tableaux.

    Pas la justice. Le 10 septembre, s'ouvre à Paris le procès de trois magazines spécialisés: Graff it!, Graf Bombz et Mix Grill. Ils sont accusés d'avoir reproduit dans leurs pages des wagons tagués, incitation à la dégradation selon la SNCF. Un tel procès, s'attaquant à la presse, est une première en France. Pour les directeurs des journaux incriminés, c'est une atteinte à la liberté d'expression. «Pourquoi ne pas attaquer la presse automobile sous prétexte qu'elle pousse à acheter des véhicules puissants susceptibles de causer des morts?» ironise Eric Fournet, de Graff Bombz. «Le climat sécuritaire actuel est une aubaine pour la SNCF», renchérit Olivier Jacquet, de Graff it!. La compagnie des chemins de fer invoque le coût du nettoyage des graffitis - 5 millions d'euros par an - et réclame 150 000 euros de dommages et intérêts. Mais le plus grand procès de l'histoire du graffiti français se tiendra au printemps 2005. Plus d'une soixantaine de tagueurs comparaîtront, cette fois, à l'initiative du parquet de Versailles qui a évalué le montant des dégradations commises à plus de 1,5 million d'euros. Ce coup de filet est l'œuvre du commandant Jean-Christophe Merle, chef du groupe de recherche et d'investigation du service régional de la police des transports. «Lors d'une perquisition, en 2001, pour une autre affaire, nous sommes tombés sur des photos de trains tagués, des vidéocassettes, des fanzines, raconte-t-il. Jusqu'alors, nous pensions que les graffeurs agissaient seuls. En fait, ils sont extrêmement bien organisés. C'est un microcosme avec ses propres règles, ses journaux, ses habitudes. Tout le monde se connaît.»

    Les graffeurs s'agrègent par affinités géographiques ou artistiques et évoluent en bandes, en crews. «Il n'y a jamais eu de profil type du tagueur, déclare le commandant Merle. Même les premiers tagueurs français étaient issus de milieux très différents, tantôt de la bonne bourgeoisie, tantôt des cités. Les plus jeunes ont 13-14 ans. Les plus vieux, une petite quarantaine d'années: ils sont mariés avec des enfants et ont de bons jobs. Eux, ce sont de vrais toxicos.» Ceux-là avaient 15 ans quand tout a commencé.

    Break dance et jungle urbaine
    Simples signatures généralement bombées en noir, les tags sont à l'origine de ce mouvement qui consiste à poser son nom dans le plus grand nombre d'endroits pour se faire connaître. La première fois que l'on en a entendu parler, c'était à New York, en 1971, dans un article du New York Times. On y relatait l'histoire d'un jeune de 17 ans qui inscrivait «Taki 183» - son nom et le numéro de sa rue - dans le métro. La ville était alors en crise et les gangs s'affrontaient.

    L'idée d'exister dans la jungle urbaine en marquant son territoire tout en restant anonyme s'est propagée à la vitesse d'un gaz aérosol. Dans les fêtes de quartier, les DJ font chauffer les platines, les danseurs inventent le break dance, les rappeurs crachent la misère du ghetto et les premières bandes de tagueurs donnent de la couleur aux murs gris. Le mouvement hip-hop est né. Rapidement, les «lettres» des tags prennent de l'épaisseur, du volume et de la couleur. Les personnages et les formes abstraites font des apparitions. Les graffs viennent s'ajouter aux tags, sans pour autant les reléguer au second rang. Maintenant encore, tout graffeur est - et reste - un tagueur. D'ailleurs, aux Etats-Unis, une unique expression les désigne: les «Writers».

    Le phénomène déferle dans les rues parisiennes au début des années 1980. A peine dix ans plus tard, «Paris est sous les bombes», comme le chantera le groupe NTM, d'anciens tagueurs reconvertis dans le rap. La presse s'empare du phénomène et parle de «signes cabalistiques», avec gourmandise. Alors qu'en France le tag balbutie underground, des artistes américains tels que Jean-Michel Basquiat et Keith Hearing sortent du métro new-yorkais et s'exposent dans les galeries. Ce ne sont plus des adolescents qui s'insurgent contre la société de consommation, mais des post graffiti artists pour reprendre les termes du sociologue Alain Vulbeau (Du tag au tag, Desclée de Brouwer). La France suivra, toujours avec dix années de retard. Dans ce milieu, aujourd'hui, la cote ne se fait pas dans les salons mais dans la rue. «Je n'expose que des «rois de la ligne», d'abord réputés auprès de leurs pairs pour leurs «œuvres» sur les wagons, explique Willem Speerstra, galeriste parisien spécialiste de la «old school» américaine, les premiers graffeurs historiques. La plupart n'ont d'ailleurs pas abandonné la rue.» Pour certains disparus, tel Dondi White, les pièces peuvent atteindre entre 30 000 et 50 000 euros. «En France, les meilleurs tagueurs de la première génération sont souvent devenus graphistes, directeurs artistiques ou designers», raconte Marc-Aurèle Vecchione, l'un des pionniers de l'épopée du graff français, qui en retrace l'histoire dans le documentaire Writers, sorti au printemps dernier. Quelques autres, les «purs et durs», sont restés «dans la rue», comme Jean-Marie dit «Yulk 132», 30 ans.

    Des tennis trouées et tachées de peinture, un pantalon qui porte encore les stigmates indélébiles des marqueurs oubliés dans les poches, Jean-Marie possède toujours la panoplie du parfait «graffeur vandale». Et un beau palmarès de travaux d'intérêt général, d'amendes et de prison avec sursis. Il échappera de peu au fameux procès du printemps 2005. «J'ai commencé à 14 ans. Le graff, c'était tout: les filles et l'argent ne m'intéressaient pas, lance-t-il. Mineur, tu ne risques rien. Jusqu'au jour où les flics viennent perquisitionner. Là, les parents te voient comme un délinquant.»

    Les parents de Kojak, eux, ne sont pas encore au courant. Leur fils de 16 ans fait régulièrement l'école buissonnière: il faut du temps pour mettre sur pied une expédition nocturne dans un dépôt de la RATP ou de la SNCF. «On repère les rondes du service de sécurité pour ne pas se faire choper et on prépare le matériel, raconte-t-il. Quant on y est, on fait le guet à tour de rôle, pendant que l'autre peint.» Tout simplement. A un détail près: cela nécessite de posséder les clefs du réseau, verrouillé dès 1 heure du matin. «Nous sommes plusieurs crews à les avoir, confie l'adolescent. Soit on se les procure par nous-mêmes, soit ce sont des anciens qui nous les donnent.»

    Dans la mythologie du tagueur, le vrai graffeur est forcément un vandale. Mais face à l'offensive répressive, certains ont choisi le compromis. Comme le crew XN (Xcursions nocturnes), qui, depuis 2003, réunit des étudiants, un gardien de square et un animateur de rue. Ils ont créé leur association, une sorte de vitrine légale: «On veut continuer à graffer dans la rue, tout en faisant comprendre aux gens qu'il s'agit d'une démarche artistique», explique Marz, qui a déjà eu affaire à la justice.

    Le collectif Ligne-2-Mire de Gentilly (Val-de-Marne) a opté, lui, pour le «graff légal» - une trahison aux yeux des puristes - histoire d'allier passion et business. «Nous réalisons des fresques pour les particuliers ou pour des institutionnels, admet «Crey». On s'approprie un territoire, on lui redonne de la couleur et le tout avec la bénédiction des passants!» Les MAC (Mort-aux-cons), crew réputé pour avoir réalisé les premières fresques à la fin des années 1980, en ont fait leur métier. Ils ont monté une entreprise tournée vers l'organisation d'expositions et l'édition spécialisée. «J'ai commencé dans l'esprit «no future», raconte Kongo, membre des MAC. Aujourd'hui, à 35 ans, marié et père de six enfants, je veux utiliser mon savoir-faire autrement.»

    Fascination et répression
    Sur le terrain de Nanterre, le jeune Oyze, lui, n'en est pas encore à ces considérations. Après un bon quart d'heure d'hésitation, il ouvre son sac à dos, en sort quelques bombes de peinture et un rouleau de papier, le «sketch», sur lequel est croquée une forme géométrique. Puis il enfile une paire de gants en plastique. Il vient de trouver l'endroit où il posera sa marque. Car il n'est pas question de «repasser» - autrement dit de recouvrir de son graff - n'importe quelle peinture. Selon le chercheur Federico Calo, il existe des «codes de gestion des supports» qui reposent sur trois principes essentiels: l'ancienneté du graff, sa qualité esthétique et sa valeur symbolique. On ne «repasse» pas un tag sur un train, car son auteur a forcément pris des risques.

    En revanche, observe un jeune graffeur, «lorsque deux bandes se détestent, elles se «toyent» entre elles». En clair, elles barrent d'un grand trait noir le tag adverse. Ce qui n'exclut pas de se bagarrer physiquement. Sur la scène parisienne, deux crews aux noms évocateurs sont réputés pour leur violence: les TPK (The-Psychopathe-Killer) et les UV (Ultra-Violent). La plupart du temps, pourtant, le respect ne se gagne pas avec les poings, mais avec des bombes. Etrange univers que ce milieu interlope qui possède ses propres règles, son vocabulaire et ses idéologies. Même le commandant Merle s'avoue fasciné. Pour mieux comprendre ses clients, il a troqué, en 2001, son costume de flic pour celui d'ethnologue: «C'est grisant de pénétrer un nouvel univers, d'apprendre à lire les inscriptions pour les attribuer à leurs auteurs.» En revanche, il est fort peu probable que Jean-Christophe Merle adhère à l'idéologie du mouvement. «Le graff est un geste politique contre la société de consommation, affirme Marc-Aurèle Vecchione. On considère que tout est à tout le monde: l'espace comme la matière.» Au début, les premiers tagueurs se refusaient à acheter leurs bombes. «A l'époque, un gros graffeur était forcément un gros voleur», précise-t-il sobrement. A présent, une minorité pratique encore le vol - «la dépouille» entre graffeurs surtout - mais la plupart achètent leur matériel.

    En fait, depuis vingt ans, ce qui les fait tous vibrer, grimper sur les toits, escalader les murs, c'est le frisson de la course-poursuite et le plaisir de transgresser l'interdit. «Et pour les bourgeois, ricane l'un d'eux, l'envie de s'encanailler.» Certains sont prêts à prendre d'énormes risques pour cette montée d'adrénaline. Yulk 132, l'éternel vandale, en sait quelque chose. Afin d'échapper au service de sécurité, il s'est caché sur les rails de métro, sous un train à l'arrêt. «Ce n'était pas malin, car certains sont encore sous tension», reconnaît-il. Le jeune Michaël Cohen, lui, y a laissé la vie. Surpris par la Brigade anticriminalité alors qu'il taguait un mur antibruit sur l'autoroute, il a pris la fuite et s'est jeté dans la Marne afin d'échapper à ses poursuivants. Il avait 19 ans. L'IGS - la police des polices - a ouvert une enquête pour établir les responsabilités (voir L'Express du 26 avril 2004).

    Taguer est un délit puni d'une amende pouvant atteindre 45 000 euros et trois ans d'emprisonnement. Dans les années 1990, la plupart des tagueurs inquiétés ne récoltaient que des peines légères: amendes, travaux d'intérêt général. Rares sont ceux qui se retrouvaient en prison, car les autorités étaient alors incapables d'attribuer aux auteurs l'ensemble de leurs méfaits. Mais, depuis l'affaire de 2001, qui a nécessité près d'un an et demi d'enquête, la police a mis en place un système de surveillance très élaboré, digne des services secrets. Déchiffrage, renseignements, surveillance des expositions, des manifestations, photos des délits: toutes les informations sont centralisées. Civique, le magazine du ministère de l'Intérieur, leur a même consacré un dossier spécial intitulé «Réflexion: qui sont les tagueurs?», en novembre 2003, pour tenir informés ses fonctionnaires. De leur côté, les deux principales victimes - la SNCF et la RATP - alimentent la machine. En 2003, débordée par le nouveau phénomène des tags gravés sur les vitres, cette dernière a dépensé 20 millions d'euros en nettoyage. Elle emploie une équipe d'un millier d'agents spécialisés dans la lutte contre le graff. Et la direction de la RATP affirme que ce n'est pas encore assez pour quadriller le réseau: «Il est très difficile de prendre les tagueurs en flagrant délit. Chaque inscription est donc photographiée avant d'être effacée.» Grâce à ce système, l'auteur de plusieurs graffs peut être appréhendé pour l'ensemble de ses délits, et pas uniquement pour celui qu'il vient de commettre. Et ça marche. En mai dernier, cinq jeunes ont ainsi été interpellés. Ils sont soupçonnés d'avoir tagué près de 400 rames de métro et de trains en Ile-de-France.

    Pour certains graffeurs, la peur du gendarme - et de la prison - a servi d'électrochoc. Derrière ses lunettes noires, Vince ne veut plus entendre parler de sa période «vandale»: «Cela ne doit pas être une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. C'est du passé.» Il est désormais membre de l'association Lézarts, qui anime des ateliers de quartier autour du graffiti et monte des projets humanitaires. «Notre but n'est pas de censurer le graff, mais de lutter contre le vandalisme», nuance le commandant Merle, qui assure apprécier certaines œuvres de graffeurs réputés.

    Ambivalence de la société adulte
    Comme les policiers, Claire Calogirou est aussi une «chasseuse de graffs». Mais en tant qu'anthropologue et pour le compte du Musée national des arts et traditions populaires. Car le graff y a aussi ses entrées. Depuis cinq ans, elle constitue un fonds d'archives: schémas, photos, bombes, vêtements et, bien sûr, des palissades, des rideaux de fer. «Il m'arrive de sortir et de repérer des graffs sur un chantier, raconte-t-elle. Je contacte l'entreprise et je négocie.» Combien? «Ce sont soit des dons, soit des acquisitions.» Impossible d'en savoir plus, devoir de réserve oblige.

    L'ambivalence de la société adulte à l'égard des tagueurs est telle que les municipalités s'y perdent: elles passent des contrats avec des sociétés de nettoyage tout en subventionnant des ateliers «graffitis» ou des rencontres de graffeurs. «L'institution a toujours eu une relation ambiguë avec la culture de la rue, un mélange d'attirance et de peur», souligne le sociologue Hughes Bazin (La Culture hip-hop, Desclée de Brouwer).

    En juillet dernier, Bagnolet (Seine-Saint-Denis) accueillait la troisième édition du Festival international de graff: Kosmopolite 2004. La ville avait versé 45 000 euros aux organisateurs. Pendant ces quatre jours-là, les filles étaient à l'honneur comme Lady Pink, qui, depuis la fin des années 1970, incarne la voie «féminine» - «plus sensuelle, plus douce», selon l'intéressée - du graffiti new-yorkais. Peu nombreuses dans cet univers de mâles qui marquent leur territoire, rares sont celles qui percent. A quelques mètres des stars, des milliers de «jeunes» entre 10 et 30 ans se baladaient bombes ou marqueurs à la main. «Il faut du courage pour organiser une telle manifestation, reconnaît François Lepape, directeur du développement culturel de la ville. Pour un maire, c'est une idée difficile à défendre, même si cela donne une image dynamique et jeune à la ville.»

    Car le graff est aussi très tendance dans les milieux de la mode ou du marketing. Miss Van, une célèbre figure de la scène toulousaine, vient de passer un contrat avec Coca-Cola pour illustrer des canettes dès la rentrée. En 2001, Louis Vuitton faisait déjà appel à un graffeur pour l'une de ses lignes de maroquinerie. Les plateaux télé sont relookés à coups de bombes aérosols, et les publicitaires reprennent la calligraphie des tags pour leurs slogans. Ironie suprême: ces affiches sont souvent placardées sur les murs du métro. La RATP n'en est pas à sa première contradiction. Tout en dépensant des millions d'euros en frais de nettoyage, elle est l'une des premières institutions à avoir fait appel à un célèbre graffeur - Futura 2000 - pour la campagne de lancement du ticket unique métro-bus, en 1984. Le graff, c'est l'art du paradoxe. «Il possède un côté obscur, affirme le sociologue Hughes Bazin. Ne prendre en compte que l'aspect esthétique sans l'esprit subversif, c'est dénaturer le phénomène.» Pour Flavien, en tout cas, ce «côté obscur» a servi de bouée de sauvetage: «Sans le graff, j'aurais fini avec un gun faisant la loi dans ma cité.» Aujourd'hui, à 23 ans, il est devenu le roi de la rue. A coups de bombes.



    Post-scriptum


    L'an dernier, le tribunal correctionnel de Dinant avait acquitté des graffeurs poursuivis par la Société nationale des chemins de fer belges, estimant que leurs bombages n'empêchaient pas les trains de rouler et constituaient «une forme d'art». La cour d'appel vient de les condamner, déplorant que le juge se soit «assez curieusement cru autorisé à développer des considérations pseudo-philosophico-culturelles hors de propos».


    par Marie Cousin ,


     L'Express du 06/09/2004

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  • Sur la photo:Thomas Hirschhorn, Künstler

    "Swiss Swiss Democracy" de Thomas Hirschhorn fait polémique en Suisse

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    L'exposition présentée au Centre culturel suisse à Paris entend "déstabiliser la bonne conscience".

    Visiblement, nombre des visiteurs du Centre culturel suisse, rue des Francs-Bourgeois à Paris, étaient venus, mercredi 8 décembre 2004, pour juger si, comme le prétend le parlementaire helvétique Peter Bieri, démocrate-chrétien (PDC), l'exposition de Thomas Hirschhorn, "Swiss Swiss Democracy", donne une "image méprisante de la Suisse à l'étranger".<script language="javascript"></script> Le sénateur est le fer de lance d'une polémique qui a conduit le Conseil des Etats (Chambre haute) à ramener, par 24 voix contre 13, mardi 7 décembre, la subvention de la Fondation Pro Helvetia (qui finance l'exposition), de 34 à 33 millions de francs suisses (22,20 à 21,55 millions d'euros).

    Hirschhorn, après les élections législatives d'octobre 2003, avait déclaré qu'il ne présenterait plus ses œuvres dans son pays, pour protester contre l'arrivée au gouvernement du leader populiste de l'Union démocratique du centre (UDC), Christoph Blocher, devenu ministre de la justice et de la police. Son exposition, qui a ouvert ses portes le 4 décembre, entend "déstabiliser la bonne conscience démocratique". "On vote sur tout et n'importe quoi. Je ne dis pas que c'est mal, je dis que c'est trop", résume l'artiste en faisant allusion à des référendums comme ceux qui ont rejeté la naturalisation simplifiée pour les étrangers de deuxième et troisième générations (Le Monde du 28 septembre) ou autorisé l'internement à vie des délinquants sexuels ou violents.

    Jusqu'au 31 janvier 2005, du mardi au dimanche de 11 heures à 21 heures, Thomas Hirschhorn "tient le siège" du Centre culturel suisse, avec quelques invités ; c'est le spectacle burlesque de 19 heures, Guillaume Tell, mis en scène par Gwenael Morin, qui fait scandale. On y voit un acteur "lever la patte" sur un portrait de Christoph Blocher, tel un chien qui s'apprête à uriner.

    Le 5 décembre, le quotidien Le Matin a allumé la mèche avec un compte-rendu du spectacle, suivi par Blick, le quotidien (en langue allemande) le plus vendu en Suisse. Les parlementaires du Conseil des Etats, menés par Peter Bieri, ont sanctionné Pro Helvetia sans avoir vu le spectacle. "Alors que le monde entier envie notre système de démocratie directe, je trouve déplacée de voir notre démocratie salie, dénaturée, dans le cadre d'une exposition subventionnée", s'est indignée la radicale vaudoise Christiane Langenberger. La gauche s'est opposée à la coupe budgétaire mais "se garde bien de vanter l'exposition", rapporte Le Temps du 8 décembre.

    Pour l'artiste, cette affaire est "la démonstration même des défaillances de la démocratie". Le directeur du Centre culturel suisse, Michel Ritter, fait mine de rester calme : "La Suisse brûle, il paraît... Une institution comme la nôtre a pour mission de présenter la Suisse et ses artistes. Thomas Hirschhorn est l'un des plus présents sur la scène internationale." La Fondation Pro Helvetia n'a pas souhaité commenter le vote du Conseil des Etats. Le Conseil national (Chambre basse) doit se prononcer à son tour, jeudi 16 décembre.

    Clarisse Fabre

    LE MONDE | 10.12.04 | 15h22

    • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.12.04

    1 commentaire
  • Demure clothes have sold well all over the country. They have even shown up on Nicole Kidman

    In 2004, Prim Looks Foretold the Mood


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    Last spring, KOMO, a news station serving the Seattle area, featured a story about a shopping predicament facing a girl named Ella Gunderson from Bellevue, Wash. Unable to find the sort of clothes that reflected her bespectacled, "I don't watch `The O.C.' " sensibility, Miss Gunderson wrote the management of Nordstrom a letter. "Dear Nordstrom, I'm an 11-year-old girl who has tried shopping at your store for clothes, in particular jeans," it read. "But all of them ride under my hips and the next size up is too big and it falls down. Your clerk suggests that there is only one `look.' If that is true then girls are supposed to walk around half-naked. I think we need to change that."

    Designers, as it happened, were already thinking along just those lines, offering women clothes that made them look less like sunbathers on the shores of Brazil and more like graduates of the Katharine Gibbs secretarial school around 1955. In fashion, the year 2004 will be remembered as a time when Seventh Avenue demonstrated a rare kind of prescience, reading a cultural shift toward conservative beliefs and tastes earlier and more accurately than a legion of political prognosticators.

    The accomplishment seems all the more remarkable given how far removed the world of high fashion remains from the habits and passions of most Americans. Ask a young designer who lives in the East Village to locate Biloxi on a map, and he or she might easily stick a pin into the heart of Idaho.

    Still, designers picked up on signals that other people, those surprised by the turnout of values voters, missed. Surely no one ever invited Marc Jacobs to appear on "The McLaughlin Group," but he might have been an interesting addition. Looking back, it seems now that Mr. Jacobs, and those who worked in his vein, managed to predict the outcome of the presidential election by last March. His fall 2004 collection, shown last winter, was full of cinched waists, ribbon belts and collars as big as chafing dishes — clothes that signified a midcentury allegiance to domesticity and seemed to embrace a value system that left little room for appreciating images of a half-dressed Janet Jackson. Fashion realized perhaps that Americans besieged by too much reality TV, too much Tom Ford and too many advertisements for Cialis were ready to cut back on the dollars they spent supporting the aesthetic of the pleasure palace.

    A number of other designers followed Mr. Jacobs's lead, as did mass market chain stores. Ann Taylor offered prim dresses and costume-jewelry pearls. Tweed jackets with oversize buttons filled store racks, as did neat little cardigans with fox trim. Had you been to a branch of J. Crew in May, or a Saks Fifth Avenue in October, you may have cast a more skeptical eye on the early exit polls on Nov. 2, which anticipated a George W. Bush defeat. Full skirts with button prints, dresses for garden parties, pink pants with embroidered pineapples — everywhere you looked in the retail landscape were garments that seemed intended for meetings of the Women's Republican Club. Even actresses like Jennifer Lopez dressed like Laura Bush.

    The conservative clothes found eager adherents on both sides of the party divide. It might seem that prim clothes would have reigned where they were against type — in the liberal Northeast and on the West Coast, where such looks are generally interpreted with a sense of irony. But the demure look succeeded everywhere. "We had an amazing season," said Robert Duffy, president of Marc Jacobs. "The clothes were accessible to more people, they were definitely more conservative, and we did well with them all over the country." At Femme, a shop in Mobile, Ala., the owner, Allison Gamble, said she was surprised to find the look embraced by young people there.

    Ultimately fashion served to express a political common ground this year. As liberal pundits reminded audiences in the aftermath of the election, parents on both sides of the political aisle lament the incursion that a vulgar popular culture has made in their own lives, and those of their children. Few people want Ella Gunderson to shop in a world where jeans look like lacquer.

    By GINIA BELLAFANTE
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    Published: December 21, 2004

    NYTimes.com 

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