• Michel Onfray en guerre contre les monothéismes

    Dans son « Traité d'athéologie » (Grasset) Michel Onfray, le défenseur du matérialisme et de l'hédonisme s'en prend à ces extincteurs de vie que sont à ses yeux les religions. Un procès à charge qui réjouira ceux qui pensent vivre un retour de l'obscurantisme et agacera ceux qui croient que l'Occident est né de la rupture du Décalogue

    <intertitre />Le Point : Vous reprochez aux religions d'être performatives, mais dès le début de votre livre vous affirmez que les religions sont des fariboles, des « contes pour enfants ». Votre « athéisme athée » ne relève-t-il pas de la croyance ? Avez-vous une chance d'être entendu d'un croyant ?</intertitre />

    Michel Onfray : Vous le dites vous-même, c'est au début du livre : j'ose espérer, une fois la totalité du livre lu, que vous trouverez quelques arguments en faveur de la démonstration. L'idée de l'athéisme comme croyance est, pardonnez-moi, plutôt attendue... La croyance des religions s'appuie sur des affirmations gratuites : Dieu existe, il crée le monde, Jésus meurt et ressuscite. Or il existe un autre registre intellectuel qui consiste à affirmer que Dieu est une fiction fabriquée par les hommes pour conjurer l'angoisse et la peur de la mort. Enfin, je ne m'adresse pas particulièrement aux croyants, ni à personne d'ailleurs. J'essaie de rendre possible une pensée athée franche et nette.

    <intertitre />La faiblesse et la peur de la mort vous semblent-elles si méprisables ? N'avez-vous jamais ressenti cette angoisse de la finitude humaine ?</intertitre />

    Je ne moralise pas ni ne méprise... Je ne hais pas les faibles ou la faiblesse, mais il y a mieux à faire que le bovarysme, le déni ou le refus pur et simple de l'évidence et de la vérité tragique du monde. La philosophie fait place à autre chose que des solutions de fuite. Quant à la finitude humaine, je l'ai ressentie, et plus souvent qu'à mon tour, mais on ne peut pas résoudre les problèmes qu'elle soulève par la pensée magique.

    <intertitre />Mais l'humanité dont vous rêvez, délivrée de la négativité, de la culpabilité, du mal, cette humanité « libre, solaire, forte », n'est-elle pas, elle aussi, un rêve d'enfant ?</intertitre />

    Je ne rêve pas d'humanité, je ne propose pas d'utopie sociale collective, communautaire, généralisée et planétaire, car cette option est devenue une fiction. Contentons-nous d'un humanisme postchrétien à l'usage de ceux qui veulent en finir avec la vie mutilée, ce ne sera déjà pas si mal.

    <intertitre />Pour vous, l'athée est par définition un rebelle. Trouvez-vous subversif ou courageux aujourd'hui de se moquer du pape ou de l'Eglise ? Ne pensez-vous pas, au contraire, que nous assistons à un déclin des religions ?</intertitre />

    L'athée n'est pas par définition subversif, mais, dans un monde dominé par le religieux, il le devient de fait. Je n'ai pas écrit un livre contre le pape et l'Eglise, mais sur les trois monothéismes traités à égalité ; ces trois communautés disposent aujourd'hui de moyens d'intimidation en rapport avec leur puissance. Bien sûr, on observe un déclin de la pratique de la religion chrétienne en Europe, mais c'est ce qui reste de judéo-chrétien dans les cerveaux ou dans les inconscients qui m'intéresse. Lorsque j'ai publié mon premier livre, en 1989, l'athéisme semblait acquis, il était serein. Aujourd'hui, on assiste à une montée en puissance de l'islam sur le terrain politique, la laïcité devient un enjeu de taille. Le gouvernement Raffarin, par nombre d'aspects, réactive les vieilles valeurs chrétiennes : le travail comme vertu (d'où l'abolition des 35 heures, le recul de l'âge de la retraite), la famille comme horizon indépassable (d'où le refus du mariage homosexuel). Sans parler des positions personnelles antiavortement d'un ex-ministre de la Santé...

    <intertitre />On peut difficilement reprocher à quelqu'un, serait-il ministre, ses convictions personnelles chrétiennes. Mais que l'on s'intéresse à la liberté laissée aux croyants, à l'autonomie de la sphère politique ou encore à la possible légitimation de la terreur kamikaze, peut-on traiter les trois monothéismes à égalité ?</intertitre />

    Les traiter à égalité, oui, conclure à l'égalité de leur dangerosité, non... Quand une religion appelle au meurtre des autres qualifiés d'infidèles, si elle vise l'universel - christianisme d'hier et islam d'aujourd'hui, par exemple -, elle est politiquement plus dangereuse que quand elle se donne comme but la construction d'une religion nationale sur la terre dite des ancêtres - judaïsme d'hier et d'aujourd'hui. Fondamentalement, sur le terrain métaphysique, le mécanisme est le même. Concrètement, les effets dans l'Histoire, l'étendue des dégâts sont incomparables.

    <intertitre />Pour vous, la responsabilité est une invention judéo-chrétienne néfaste, puisqu'elle conduit à condamner les hommes au prétexte qu'ils seraient libres de faire ou de ne pas faire le mal. Mais, si on pousse ce raisonnement à son terme, tout « coupable » est une victime.</intertitre />

    C'est vous qui poussez ce raisonnement à son terme... Je me contente, ici, de réfléchir au triangle responsabilité-choix-culpabilité. Dans la conception judéo-chrétienne du libre-arbitre, j'ai choisi d'être philosophe et Dutroux a choisi d'être pédophile. Or Marx et Freud nous montrent qu'il existe des déterminismes et qu'on ne choisit pas librement ce qu'on est. Les parents, le milieu, l'époque et bien d'autres facteurs contribuent à notre identité. Je n'oublie pas que ces déterminismes procèdent aujourd'hui du libéralisme (devenu religion d'Etat dans nombre de pays), qui génère une négativité et une frustration sexuelle, psychologique, affective dont on ne veut pas voir les conséquences. Je vous rappelle qu'il y a peu de gens diplômés de l'enseignement supérieur dans les prisons... De fait, je suis bêtement de gauche : pour moi, la prévention est préférable à la répression, et seule la pratique active de la première en amont justifie qu'on puisse recourir à la seconde.

    <intertitre />D'accord, mais que voulez-vous dire quand vous écrivez que « la soumission à un interdit humain est un renoncement à l'intelligence » ?</intertitre />

    Dans le contexte du livre, il s'agit d'interdits précis - alimentaires, rituels, sexuels, vestimentaires - et non d'interdits majeurs et nécessaires parce que fondateurs de la communauté éthique, sociale, politique. Ces derniers doivent être peu nombreux et radicaux. En revanche, dans la vie quotidienne, trop interdire empêche qu'on respecte ce qu'il faut vraiment s'empêcher de transgresser.

    <intertitre />Là où il y a de l'humain, il y a du rapport de forces, du crime, de la guerre, de la contradiction. Que les religions aient servi à légitimer toute sorte d'atrocités permet-il d'affirmer que tous les maux viennent de Dieu ? N'est-ce pas l'humanité même et plus encore l'Histoire qu'il faut incriminer ?</intertitre />

    Faites-moi l'amitié de reconnaître que je ne dis ni n'écris, ni même ne pense, que « tous les maux viennent de Dieu » ! Je tiens l'Eglise pour coupable et responsable des horreurs de l'Histoire quand elle l'est, mais pas plus - et c'est déjà bien assez accablant pour elle... Certes, ces horreurs tiennent effectivement à la nature humaine, mais que les religions, qui se prétendent d'amour universel, de paix, de tolérance, en rajoutent sur ce terrain, cela me paraît pour le moins contradictoire et paradoxal...

    <intertitre />Les régimes sans Dieu figurent en bonne place au palmarès du sang versé et 1793, que vous citez comme une date positive, ne l'est pas pour tout le monde. Les victimes de l'athéisme vous semblent-elles moins dignes d'intérêt que les victimes des religions ?</intertitre />

    Je ne fais pas de comptabilité morbide. Pas plus que je ne regarde le curriculum des victimes avant de me mettre à réfléchir. Si je reviens sur le nombre des martyrs chrétiens, c'est parce que l'Eglise, qui, sur ce point, est juge et partie, nous parle d'un martyrologe permanent, alors que l'excellent livre de Glenn Bowersock « Rome et le martyre » (Flammarion) révise considérablement à la baisse le chiffre qu'elle donne. Par ailleurs, n'oublions pas que les persécutés se sont promptement faits persécuteurs, et pas à moitié... Faisons de l'Histoire, pas de l'histoire sainte ! Bien sûr, il ne suffit pas qu'un régime soit athée pour qu'il soit innocent ! Si je suis athée, en contrepoint je suis aussi tenant, en politique, d'une gauche libertaire, et donc guère plus confiant dans les religions sociales...

    <intertitre />Le péché originel vous hérisse. Mais, dans la Bible, Eve la croque, la pomme, et cet irréparable définit la condition humaine. Pour vous, ce mythe rend impossible tout désir, mais on peut aussi penser comme Bataille que le désir a besoin de la transgression et la transgression de sacré. Dans votre perspective même, il est paradoxal que vous appeliez Freud à la barre : avec son meurtre du père, son principe de réalité si durement appris, son plaisir entaché de culpabilité, l'homme freudien est plutôt un homme biblique, non ?</intertitre />

    Elle ne croque pas la pomme, il n'y a pas de pomme dans le texte, elle goûte du fruit de l'arbre de la connaissance... Quant à Bataille, il pense ce qu'il veut, on a les jouissances qu'on peut, les miennes ne sont pas dans cette conception très chrétienne de la jouissance dans la transgression. Par ailleurs, en appeler à tel ou tel concept de la psychanalyse n'oblige tout de même pas à souscrire à la totalité de ce que Freud a été, a écrit, a pensé ou même à ce qu'on lui fait dire depuis. L'homme freudien n'est pas biblique, mais libidinal : c'est le génie de cet homme d'avoir pensé au-delà de la théologie - en philosophe.

    <intertitre />« Le monothéisme déteste l'intelligence », décrétez-vous. Comment expliquer qu'il ait également été à l'origine de grandes productions artistiques et littéraires ? N'instruisez-vous pas contre la religion un procès à charge ?</intertitre />

    Il n'a pas été à l'origine, quelle idée ! L'art existe indépendamment des religions, même s'il en subit l'influence. Lascaux démontre qu'on n'a pas attendu le monothéisme pour qu'il y ait de l'art ! La religion ne génère pas l'essence de l'art, elle lui fournit des formes, il y en a d'autres. On ne peut pas non plus dresser un portrait complètement à décharge et prêter à la religion ce qui ne lui revient pas... Recenser ce qu'il faudrait porter au crédit des religions conduirait à un tout autre livre. Et, me semble-t-il, le génie du christianisme a déjà été écrit...

    <intertitre />Mais vous y allez parfois un peu fort ! Vous dénoncez légitimement les prêtres hutus qui ont participé au génocide des Tutsis au Rwanda, mais peut-on dire que « le pape défend activement le massacre de centaines de milliers de Tutsis par les Hutus catholiques » ? Et ne faudrait-il pas mentionner les comportements héroïques de certains prêtres qui ont péri, notamment, dans les camps nazis ?</intertitre />

    N'avoir jamais condamné la discrimination raciale dans le pays, pis, l'avoir pratiquée activement sur le terrain et au plus haut niveau dans les instances officielles de l'Eglise rwandaise, puis se taire alors qu'on peut et qu'on doit défendre les victimes tutsies pendant et après le génocide, enfin demander avant leur procès la clémence pour les bourreaux hutus armés avec le silence complice des autorités religieuses du pays - ce qu'a fait Jean-Paul II -, voilà qui ressemble étrangement au comportement de Pie XII avec les juifs pendant le IIIe Reich, non ? Quant aux prêtres dans les camps, ils étaient enfermés pour leur héroïsme résistant, pas à cause de leur appartenance à l'Eglise catholique : que je sache, la religion chrétienne n'était pas inquiétée officiellement dans le Reich - à la différence des témoins de Jéhovah, qui, eux, devaient arborer le triangle violet. Mais qui s'en souvient ?

    <intertitre />Peut-il exister une humanité sans religion ?</intertitre />

    Il y aura un âge postchrétien, mais il n'existera jamais de civilisation totalement délivrée de la religion. Ce n'est pas une raison pour que les philosophes ne fassent pas leur travail, qui est de contribuer autant que faire se peut au règne de la Raison. C'est pour cela qu'en philosophie comme en politique je travaille de ce côté de la barricade : à gauche, sans Dieu ni clergé. Je tiens en piètre estime les intellectuels qui professent l'athéisme et l'esprit fort pour leur caste rive gauche, mais trouvent la religion nécessaire pour tenir le peuple en laisse. Ces athées d'opérette qui pratiquent la génuflexion au Vatican avant de faire retour au Flore en évitant Billancourt ont une responsabilité considérable dans l'état de misère mentale de notre époque.

    <intertitre />Etre de gauche, c'est être athée ? Que faites-vous de la ou plutôt des traditions chrétiennes de gauche ?</intertitre />

    Tous les mouvements chrétiens de gauche ont été peu ou prou condamnés par l'Eglise. Pour moi, il y a une antinomie radicale entre la religion catholique apostolique et romaine et la gauche, en tout cas celle qui m'intéresse, la gauche laïque, anticléricale. Car, contrairement au chrétien, l'homme de gauche veut le paradis sur Terre.

    <intertitre />Vous évoquez souvent le confort qu'il y a à croire, mais vous êtes insensible à la difficulté d'être un croyant.</intertitre />

    C'est leur problème ! Ils peuvent toujours apostasier et lire les philosophes... Leur erreur est d'aspirer à la sainteté, une vue de l'esprit. Pour ma part, j'aspire à la sagesse, immanente et terrestre. Mieux vaut être un sage partiellement réussi qu'un saint franchement raté

    Michel Onfray "Traité d'athéologie" (Grasset, 278 pages, 18,50 e).

    Propos recueillis par Elisabeth Lévy

    © Le Point,10/02/05 - N°1691 - Page 98 - 2032 mots

    Reperes:

    Cet adversaire des cléricalismes en tout genre n'aimerait guère être qualifié de gourou. Peut-être cet amoureux d'Epicure et de nombre d'auteurs grecs, injustement oubliés selon lui, reconnaîtra-t-il néanmoins comme ses disciples les centaines d'auditeurs qui se pressent chaque semaine au musée des Beaux-Arts de Caen où se tiennent les séances de son Université populaire. Ce « nietzschéen de gauche » qui a quitté l'Education nationale pour mettre la philosophie à portée de tous poursuit l'élaboration de ce qu'on pourrait appeler une antiphilosophie. Qu'on soit ou pas d'accord avec cette pensée libertaire qui entend libérer la sensualité de toute culpabilité, il faut admettre qu'Onfray a le mérite de la défendre avec allégresse. C'est peut-être pour cela que, dans une époque marquée par l'esprit de sérieux, la liste est longue de ceux qui semblent voir en lui une sorte de grand frère.

    A lire  de Michel Onfray:

     « La sculpture de soi », Grasset, 1993 (prix Médicis Essai).

    « Politique du rebelle », Grasset, 1997.

    « Antimanuel de philosophie », Bréal, 2001.

    « Féeries anatomiques , généalogie du corps faustien », Grasset, 2003.

    « La communauté philosophique » (manifeste pour l'Université populaire), Galilée, 2004.


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  • L'état d'urgence permanent



    L'essayiste et urbaniste, Paul Virilio  publie «Ville panique» et parle de l'imposture de la «guerre préventive», du chaos urbain et des nouveaux visages du terrorisme

    La nouvelle guerre d'Irak nous oblige à changer notre façon de regarder la guerre. La guerre du Golfe est un conflit encore classique. Il y a bien sûr le pool CNN-Pentagone qui se met en place, le contrôle de l'information par les militaires, mais ce sont des missiles à l'ancienne qu'on déverse sur l'Irak. La vraie rupture aujourd'hui est flagrante: la guerre d'Irak est une guerre truquée de A à Z. Le traitement de l'information a été totalement théâtral: escamotage à vue de la Garde républicaine par exemple. Nous avons assisté à la naissance de l'infowar, de la guerre de l'information considérée comme une guerre au réel, une déréalisation tous azimuts où l'arme de communication massive est stratégiquement supérieure à l'arme de destruction massive.

    A l'instar de la matière, la guerre aujourd'hui possède trois dimensions: la masse, l'énergie et l'information. Il y a bien trois formes historiques de la guerre: la guerre de masse - les bataillons et les chars -, la guerre de l'énergie - de la poudre à l'arme atomique - et la guerre de l'information. On vient d'entrer ainsi dans la troisième dimension. L'infowar dépasse complètement les techniques de propagande. On est aujourd'hui dans le truquage, la déréalisation de l'événement guerrier. Les fameux bunkers de Saddam Hussein se sont réduits à un seul trou, où on l'a capturé. Les tunnels à la James Bond de Ben Laden en Afghanistan n'étaient en fait que des grottes. On ne sait jamais rien dans cette guerre. On est soudain devant une accélération de la réalité même, une forme panique de la perception des événements qui détruisent notre sens de l'orientation, autrement dit notre vision du monde.
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    La guerre préventive de George W. Bush est un acte panique du Pentagone. Ce dernier agit contre le terrorisme de masse comme la cavalerie polonaise chargeant à la lance les chars allemands. Les super-porte-avions déployés dans le golfe Persique ne servent à rien dans un tel conflit. La guerre préventive est en fait une guerre perdue d'avance. Attaquer préventivement prouve qu'on n'est pas sûr de soi. C'est comme une preuve de faiblesse. L'Amérique en son hyperpuissance est en fait impuissante par rapport à la nouveauté de l'événement stratégique. La métrostratégie a remplacé la géostratégie. Le lieu de la guerre moderne est devenu progressivement la cité: c'est le bombardement des grandes villes. C'est dans les mégapoles que s'est concentrée la richesse, mais aussi la fragilité, du progrès. La métropolitique de la terreur se substitue à la géopolitique de la grandeur.
    Avec le terrorisme de masse on perd tout: on perd la déclaration de guerre et la définition de l'ennemi. Comment gagner une guerre dont on ne connaît pas l'ennemi? Aujourd'hui les attentats sont anonymes, non revendiqués et suicidaires. Les terroristes en dépit de leur combat religieux ne revendiquent rien, sauf la fin, y compris la leur. Il ne faut pas croire à l'apocalypse ni à la fin de l'Histoire, mais à la fin de la géographie. Le grand accident du xxesiècle c'est la compression spatiale et temporelle; c'est l'unité de temps et de lieu dans un espace restreint: la ville. On est dans une situation de clôture du champ. Il faut rappeler qu'il n'y a pas de guerre sans champ d'opérations. Le champ a disparu. La guerre géostratégique avec ses manœuvres machiavéliques ne se résume plus qu'à des coups de force, des putschs. Les terroristes sont des putschistes. Ils font un coup et se retirent. On est entré dans l'ère de l'inouï. Faire l'événement, qu'on le veuille ou non, c'est désormais provoquer un accident.

    Nous avons connu trois horizons d'attente dans la période moderne. La révolution et la grande guerre sont les deux horizons aujourd'hui dépassés. En revanche, la perspective de l'accident écolo-eschatologique, dont les pannes d'électricité dans les villes et les épidémies, est constante. Les politiques ne sont pas préparés à faire face aux grands accidents. Les terroristes le savent et en jouent car ils se revendiquent comme maîtres de l'accident. On va ainsi irrésistiblement vers la globalisation du chaos. Le monde est trop petit pour le progrès. La mondialisation est notre ultime clôture. Les pensées politiques ne sont pas prêtes à limiter le progrès tant elles sont obsédées par l'expansion du bonheur et des biens. Elles refusent de faire face à la forclusion. Il y a eu deux personnages de notre histoire anthropologique. Le prédateur sous toutes ses formes, dont le capitalisme est sans doute l'expression la plus intelligente, et le producteur. Un troisième personnage est en train d'apparaître: l'exterminateur. Le terroriste kamikaze appartient à ce troisième type. Avec le terrorisme nous sommes entrés dans l'ère de la guerre sans fin, aux deux sens du mot. Ainsi désormais, sans distance et sans délai, l'état d'urgence se généralise. Nous ne pouvons plus attendre car l'absence de délais nous dépouille de la souveraineté que nous conférait, jadis, l'immensité des continents. Il nous faut être en état d'alerte permanente pour un accident toujours possible, toujours annoncé et toujours reporté. Nous sommes entrés dans une situation qui est sans référence historique. C'est une situation hystérique. D'où l'émergence du mot panique. Le ministère de la Peur remplace peu à peu le ministère de la Guerre et de la Défense. Le plus fort sera, s'il veut justifier son autorité, celui qui fera le plus peur.
    Aujourd'hui ce qui personnellement me fait le plus peur c'est notre manque de réactions face à ce nouvel inouï. Il faut apprendre à penser l'impensable. Les penseurs que j'estime et aime, par crainte d'être accusés de pessimistes ou de réactionnaires, refusent de regarder la méduse en face. Le malheur, pourrait-on dire en détournant Saint-Just, est une idée neuve dans le monde.

    Le grand échec de l'humanité, la vraie catastrophe, l'accident intégral, c'est la ville. Le chaos urbain. Tout se joue maintenant dans la concentration métropolitaine. Ce n'est plus simplement la guerre qui se déplace de la campagne à la ville, c'est la gestion de l'économie qui se fait en temps réel. Le temps réel n'a plus besoin d'espace réel. Il suffit d'un écran et d'un branchement. L'interactivité est à l'information ce que la radioactivité est à l'énergie. Quand on nous parle de décentralisation ou d'élargissement de l'Europe, j'ai envie de répondre : Quand est-ce qu'on parlera de chronopolitique, de la politique de l'instantanéité, de l'ubiquité et de l'immédiateté ? Cette politique qui joue sur l'accélération de la réalité.
    Personne n'est capable de concevoir la ville du futur parce qu'on est entré dans le système du sixième continent : le continent virtuel. L'avenir de la ville c'est sans doute des bidonvilles et des tours. Habiter dans des tours c'est se rendre inaccessible. On va assister à une reféodalisation de la ville, au sens où le château fort était l'architecture du tyran. Les villes seront des donjons dominant des bidonvilles. Le grand danger contemporain c'est que le sentiment d'angoisse est en train de modifier de l'intérieur la démocratie. La démocratie était liée à la standardisation de l'opinion. De ce point de vue, elle est fille de la révolution industrielle, c'est-à-dire la reproduction à l'identique de produits mais aussi d'opinions. Aujourd'hui nous vivons live la synchronisation des émotions. Et les émotions sont adémocratiques, avec un a privatif. La synchronisation des émotions c'est la porte
    ouverte à un mysticisme panique et hystérique dont les guerres de religion actuelles sont les mauvais signes. Mon espérance est pourtant
    intacte. Je choisis l'espérance contre toute espérance.
    Quels sont les trois livres que je choisirais pour mon île ou ma ville déserte ? Sans hésiter, les Ecritures et la Bible. Tout Kafka, car il est pour moi le prophète laïque qui a le mieux éclairé le xxe siècle. Et quelques livres de Joseph Roth, cet écrivain autrichien mort à Paris en 1939. En particulier « la Marche de Radetzky », « le Poids de la grâce » et « la Fuite sans fin ». La fuite sans fin ? Quelle meilleure définition de notre monde ?

    Né en 1932 à Paris, Paul Virilio, urbaniste et essayiste, spécialiste des questions stratégiques concernant les nouvelles technologies, est professeur émérite à l'Ecole spéciale d'Architecture. Il a publié aux Ed. Galilée « Vitesse et politique », « l'Insécurité du territoire », « Stratégie de la déception ». « Ville panique. Ailleurs commence ici » vient de sortir chez le même éditeur.

     
     
    Le Nouvel Observateur, Semaine du jeudi 26 février 2004 - n°2051 - Réflexions


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  • David Lodge : cet ancien professeur de littérature a connu un succès mondial avec « Un tout petit monde ». Il publie « L'auteur ! L'auteur ! », consacré aux rapports de Henry James avec le théâtre.  
    Photo Catherine Rebois/Le Figaro Magazine.

    David Lodge, pour saluer Henry James

    Au premier coup d'oeil, le nouveau livre de David Lodge est une biographie romancée de Henry James. En réalité, c'est une étude fouillée des rapports de l'auteur avec la création. Et une satire de la profession et de ses travers.

    Dans un coin de son bureau, il y a une affiche annonçant les représentations de The Writing Game, une pièce de David Lodge qui fut donnée au théâtre de Birmingham en 1990. Elle pourrait être en évidence sur le mur, mais a été posée discrètement, entre d'autres trophées décrochés par l'écrivain au cours de sa longue carrière. Mieux qu'un long discours, elle symbolise l'histoire d'amour inachevée entre Lodge et le théâtre : il s'y est risqué il y a quelques années, a reçu un accueil poli de la critique au public. Sans plus. A aucun moment le romancier d'Un tout petit monde n'a senti que celui du spectacle lui ouvrait ses portes et l'adoptait. West End, le quartier des théâtres de Londres, la consécration des dramaturges, lui fut refusé.
    Jamais il ne fut appelé sur le proscenium comme c'était la tradition jadis au Royaume-Uni quand le public scandait « Author ! Author ! » pour lui signifier son contentement.
    Ne serait-ce que parce que cette pratique s'est éteinte dans les années 60. Pour David, il y aura toujours loin de la loge à la scène.

    Alors sur la pointe de la plume, l'écrivain s'est retiré de l'affiche et est retourné à ses chères études littéraires. Il y est toujours et, après une rafale de romans drôles,
    tableaux au vinaigre d'une époque béate, il rappelle aujourd'hui à ses lecteurs qu'il fut un brillant professeur de littérature à l'université de Birmingham. Quelques semaines après la Grande-Bretagne, Lodge publie en France L'auteur ! l'auteur ! * – titre dont on comprend maintenant l'ironie. Pour la première fois avec Lodge, on quitte le
    monde contemporain pour la fin du XIXe siècle à la rencontre de Henry James.

    Mais l'on reste dans le roman, préféré à la biographie : le genre autorise toutes les libertés, ainsi qu'il s'en excuse à la fin de l'ouvrage, avouant quelques-unes de ses inventions plus vraies que nature (rencontre de James avec la toute jeune Agatha Christie, etc.). Dans sa maison
    d'Edgbaston, une banlieue résidentielle de Birmingham, David
    Lodge parle de son livre avec un flegme aimable : « Il y a dix ans, une télévision m'a proposé d'adapter le succès de George Du Maurier, Trilby. J'ai finalement refusé mais, en m'intéressant au projet, j'ai découvert l'amitié très forte entre Du Maurier et James. »

    Et aussi les déceptions que l'écrivain angloaméricain connut au cours de sa carrière littéraire : voilà un homme qui écrivit des nouvelles pour la postérité plus que pour ses contemporains, que les succès rapides des Mary Ward ou Rider Haggard navrèrent jusqu'à l'aigreur, et qui s'échina à écrire pour le théâtre ; entre Lodge et James naquit soudain une solidarité, celle des éconduits de Thalie.

    Wilde et James en concurrence sur scène


    Quelle mouche pousse donc l'écrivain au théâtre ? L'envie de changer de genre, de s'adonner à un exercice plus ramassé. Il y a autre chose que l'auteur de Home Truths
    confesse volontiers : « Connaître l'assentiment immédiat du public est pour un écrivain qui travaille seul face à sa table de travail une satisfaction sans égale. » La lecture du roman de Lodge donne quelques clés pour comprendre l'échec de James : ce riche Américain en séjour en Europe vivait en patricien, éloigné du public et des goûts de son temps : « Il écrivait des pièces conçues sur le modèle de celles qu'il avait vues à la Comédie-Française quand il vivait à Paris », s'amuse Lodge. Le décalage entre James et le théâtre de son temps est admirablement mis en scène dans L'auteur ! l'auteur !. Lodge superpose la première de Guy Domville et celle d'Un mari idéal d'Oscar Wilde. Pendant la première de sa pièce, au théâtre Saint-James, H. J., comme il l'appelle, a l'idée saugrenue d'aller assister à celle de son rival, au Haymarket.

    Peut-on concevoir pareil supplice : découvrir un chef-d'oeuvre d'humour quand on fait représenter sa propre pièce et que l'on brûle dans les affres de l'incertitude. A la fin de la pièce de Wilde, l'auteur de Guy Domville se précipite au Saint-James. Il surgit dans les coulisses sans entendre qu'à la réplique du dernier acte, « Je suis, mon
    Dieu, le dernier des Domville », une voix vient de rétorquer, du haut du poulailler : « Eh ben, tant mieux ! » C'est de bonne foi que lorsque retentissent les traditionnels « Author ! Author ! », sans se méfier, James
    s'avance sur la scène, aussitôt accueilli par une bronca que les amis de l'auteur ne parviennent pas à couvrir de leurs applaudissements.

    C'est un désastre : ni la pièce ni son auteur ne s'en relèveront. « Ironie du sort, remarque Lodge, ses romans et ses nouvelles ont fait après sa mort l'objet d'adaptations parfois très réussies pour le cinéma, la télévision et même l'opéra (le Tour d'écrou) ».



    Il voulait être le Balzac anglo-américain


    A la faveur de ce roman sur le « Grand Ecrivain », David Lodge s'interroge. Lui qui ne laisse rien transparaître, derrière son bow-window et sa pelouse impeccable, des états d'âme du créateur, dépeint avec légèreté l'égoïsme de James (qui laissa dépérir son amie « Fenimore », l'écrivain Constance Woolson), son égocentrisme (après l'échec de Guy Domville, il songea au suicide jusqu'à ce que la lecture du Times contenant l'éreintement de sa pièce ne l'avise qu'il existait plus malheureux qu'un écrivain incompris : l'article portait sur la dégradation en France d'un certain capitaine Dreyfus).

    Henry James s'est éteint pendant la guerre de 1914-1918 de laquelle allait naître un monde qui ne serait plus le sien : son ambition était d'être le Balzac anglo-américain,
    pas le Proust de Chelsea. Sur l'affiche de The Writing Game, dans le bureau de Lodge, on voit le dessin d'un homme un ordinateur à la place de la tête, à qui une admiratrice déclare : « Vous faites plus jeune que sur la photo. » Si le surgissement du siècle du progrès a pu décontenancer
    le pauvre James, il n'a fait perdre à David Lodge son proverbial sense of humour.

    * David Lodge, L'auteur ! L'auteur ! , traduit de
    l'anglais par Suzanne V. Mayoux, éditions Rivages,
    415 p., 21 euros.
    Les éditions Rivages publient aussi un recueil de
    trois nouvelles de Henry James, préfacé par David
    Lodge et traduites de l'anglais par Jean Pavans.

    ETIENNE DE MONTETY

    Le Figaro Magazine , 08 janvier 2005


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  • Ballard le prophète


     Comptant parmi les meilleurs écrivains anglais, l'auteur d'Empire du Soleil et de Crash! revient avec un roman choc où il se penche sur la crise de la société d'abondance. Rencontre

    Ils sont nombreux, les journalistes, écrivains ou simples admirateurs, à avoir pris un jour le tortillard qui part de Waterloo Station pour se rendre à Shepperton, cette petite cité perdue aux confins de la banlieue londonienne. Que viennent-ils faire dans ce trou? Simplement observer ce que James G. Ballard peut bien apercevoir par la fenêtre du modeste pavillon qu'il occupe là depuis plus de quarante ans. Et qui expliquerait peut-être le regard si juste, si aigu, que cet auteur a su porter sur le monde.

    «Toutes les tendances depuis l'après-guerre sont parties des banlieues».

    Longtemps chef de file de la nouvelle science-fiction britannique, avant de s'imposer en littérature générale avec Empire du Soleil (1984), Ballard n'a pas été surnommé par hasard «the Seer» - le visionnaire. Car, à travers la trentaine de livres qu'il a écrits à ce jour, nombre de ses «prédictions» se sont, hélas, révélées exactes. Dès son premier titre, Le Monde englouti (1962), l'écrivain annonçait la catastrophe écologique que nous subissons aujourd'hui. Dans son livre culte - La Foire aux atrocités (1970) - on pouvait lire l'avènement de Ronald Reagan et l'apogée de la politique spectacle. Quant à Crash! (1973), où Ballard - mêlant sexe, mort, amour, célébrité et grosses cylindrées - décryptait le trouble érotisme des accidents de voiture, Salman Rushdie y a détecté une répétition générale avant la fin tragique de lady Di. Et une métaphore des maux dont souffre le monde moderne. Le choc fut tel qu'aujourd'hui encore l'adaptation cinématographique de cette oeuvre par David Cronenberg est interdite à Londres.

    Imaginaire hors du commun. Alors, que voit-il par sa fenêtre, notre visionnaire? Une rue déserte sous la grisaille d'hiver, un arbust dépouillé, des bicoques de brique toutes semblables, avec leur quota de gazon anglais, et la voiture garée devant le garage. Mais pas la moindre boule de cristal! Ballard lui-même n'a d'ailleurs rien, au physique, d'un Nostradamus. Autant ses livres sont inquiétants, autant lui, avec ses rondeurs rassurantes et sa mine affable, a tout du grand-père tranquille.

    Ce n'est qu'en pénétrant dans son antre que l'on comprend mieux ce monde intérieur et cet imaginaire hors du commun qui l'habitent. Dans les pièces étroites, poussiéreuses, sont posés, en vrac sur de vieux tapis élimés ou du lino troué, une tondeuse à gazon, un vélo d'équilibriste, une machine à écrire antédiluvienne, des tables basses chinoises (souvenirs de son enfance en Asie) mêlées à du simili rustique anglais. On voit aussi des montagnes de cassettes vidéo et de bouquins, une armée de paires de chaussures trônant sur les fauteuils, des cartes de voeux des enfants ou des petits-enfants, des photos du maître des lieux avec deux de ses icônes - William Burroughs et Francis Bacon - mais aussi d'immenses reproductions d'oeuvres de Paul Delvaux, le peintre surréaliste qui l'a beaucoup inspiré. Bref, un monde profus et éclectique, à l'image de son propriétaire.

    L'air d'un père tranquille. «Ce que je vois par ma fenêtre? s'interroge l'écrivain en répétant notre question. La banlieue! C'est-à-dire le meilleur des postes d'observation pour comprendre mes contemporains. Toutes les modes, toutes les grandes tendances depuis l'après-guerre sont parties des banlieues. La télé, la voiture, la pop music, la vidéo, l'Internet, le consumérisme et la culture de masse, tout cela a pris corps dans ces lieux où règnent les classes moyennes.»

    Cette fameuse middle class est justement au coeur de Millenium People, son nouveau roman magistral et prophétique, plein de folie, de noirceur et d'humour. L'affaire débute dans la marina de Chelsea, un quartier cossu des abords de Kings Road, où les avocats, journalistes, médecins et architectes qui y vivent se révoltent. Jadis piliers de la société, ces professionnels ont perdu leur statut d'antan. Menacés par le chômage et un avenir incertain, pressurés par leurs employeurs ou leurs clients, saignés à blanc par leurs propriétaires ou les écoles privées de leurs enfants, ils se considèrent comme les prolétaires du XXIe siècle. Sous l'égide d'un toubib illuminé et avec la complicité d'un psychologue d'entreprise censé infiltrer leur mouvement, ces révolutionnaires en costume trois pièces vont se lancer dans un terrorisme aussi farfelu qu'inutile. Ils lapident les huissiers avec des cailloux rapportés des Seychelles, attaquent les pingouins du zoo de Londres, tuent une célébrité de la télé, lancent des raids sur les vidéoclubs, incendient ou quittent leurs demeures londoniennes pour se réfugier dans leurs maisons de campagne avant de finalement rentrer dans le rang. Bref, faute d'ennemi identifiable, ils se révoltent contre eux-mêmes, comme de vieux adolescents qu'ils sont. Et cherchent un sens à une époque dénuée de sens.

    Une société infantilisée. Avec un air bienveillant, Ballard ressert un verre d'eau pétillante à son visiteur, comme pour faire passer les propos qui vont suivre: «Nous vivons dans une société du divertissement, un immense parc à thème, un univers aseptisé où l'on nous sert le mirage de la liberté. Les gens voyagent sans voir le monde, consomment par paresse et évitent de réfléchir. Ils imaginent que tout tourne autour d'eux, qu'on leur doit la santé, la sécurité, la prospérité. Ils en oublient que la vie est étrange et dangereuse. Comment Voltaire a-t-il pu imaginer que l'homme serait gouverné par la raison? Quelle erreur!»

    Et Ballard d'enfoncer le clou: «Dans 1984, Orwell annonçait un totalitarisme brutal. En fait, on nous infantilise avec une dictature soft et un nouveau fascisme comme celui qui est en train de naître aux Etats-Unis. On nous sourit, on nous dit que tout va bien, on nous divertit avec des téléphones portables ou des voitures, on nous anesthésie. C'est le nouvel esclavagisme. Seuls une immense épidémie ou un phénomène extérieur imprévisible pourraient en venir à bout.»

    Annonce d'un nouvel âge sombre. Pourquoi avoir imaginé cette révolte tragi-comique des classes moyennes quand la montée de l'islamisme semble le fait majeur de ce début de millénaire? «Le World Trade Center, ce sont 3 000 victimes en 2001. Un acte de guerre inutile de plus! Moi, je m'intéresse à ce qui touche au plus profond de la psychologie humaine, ce besoin concomitant de sécurité et de violence extrême. On vit par exemple dans un monde où l'automobile est reine, alors qu'elle fait un million de morts chaque année. Ça me passionne d'essayer de comprendre pourquoi les hommes sont fascinés et pervertis par les machines. Quand un fou tire aveuglément dans un supermarché, il en dit infiniment plus sur le malaise de l'espèce humaine que l'attentat du 11 septembre.»

    Si, au long de ses livres, Ballard a toujours su faire passer les mauvaises nouvelles grâce à son formidable humour et à son infaillible construction narrative, en tête à tête il ne cherche plus à prendre de gants. «Nous entrons dans un nouvel âge sombre. Les lumières sont toujours là, mais on ne distingue déjà plus rien. Dans la première moitié du XXe siècle, on a eu de grands peintres, de grands philosophes, des génies littéraires ou scientifiques pour éclairer la route. Où sont leurs successeurs? Franchement, je ne vois pas.»

    Est-ce l'âge qui pousse James G. Ballard à un tel pessimisme? «Non, je suis simplement réaliste. Mais rassurez-vous, confie-t-il en riant, mes enfants et mes petits-enfants ne me prennent pas trop au sérieux. Je ne suis même pas sûr qu'ils me lisent!» Bonne année tout de même, monsieur Ballard.


    Feuille de route
    Né à Shanghai en 1930 de parents anglais, James G. Ballard a vécu dans le luxe pendant ses sept premières années, jusqu'à ce que l'invasion japonaise fasse exploser sa bulle et qu'on l'interne trois ans dans un camp de prisonniers. De cette expérience, il tirera, en 1984, un extraordinaire roman, Empire du Soleil, qui fera le tour du monde, notamment après son adaptation au cinéma par Spielberg. Quand il rentre en Grande-Bretagne, le jeune Ballard envisage d'être peintre. En l'absence de réel talent, il se lance dans des études de médecine qu'il abandonnera pour l'écriture (dans ses romans, ceux qui sont censés soigner les autres sont les premiers à dérailler...). Installé depuis à Shepperton, vivant en père de famille tranquille, J. G. Ballard, allant de la SF à l'écriture expérimentale en passant par le roman traditionnel, n'a cessé de construire cette œuvre qui examine au microscope les convulsions de notre modernité.

    par Olivier Le Naire

    L'Express livres, lundi 3 janvier 2005

    Millenium People
    J.G. Ballard
    éd. DENOEL
    Trad. de l'anglais par Philippe Delamare.

    367 pages
    22 euros
    144,31 FF



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  • Funny peculiar Much has happened to Marshall Mathers in the two-and-a-half years since his last solo album, The Eminem Show. He has been embroiled in a vicious war of words with another superstar rapper. He has been investigated by the CIA. He has been compared to Hitler, after a 16-year-old tape of him advising listeners to "never date a black chick" was discovered.

    Why is Eminem doing jokes? Perhaps he's run out of things to rage about, says Alexis Petridis

    For any other artist, just one of these incidents would constitute a career-threatening disaster. By Eminem's standards, however, they amount to a stable and controversy-free few years. He has not been convicted of anything, nor denounced by the White House. The CIA concluded that he posed no threat to national security. The voice comparing him to Hitler belonged not to a human rights activist, but to Ray "Benzino" Scott, who was trying to jump-start his own ailing rap career and justify the racist coverage of Eminem in the Source, a magazine he co-owns. The war of words was with dunderheaded Ja Rule, which is a bit like pitting Alexander Pope against Pam Ayres. Even Mathers' reliably appalling mother finally seems to have shut up.

    Perversely, his fourth album suggests the one thing that could constitute a career-threatening disaster for Eminem is relative peace and quiet. Ever since he escaped the trailer-park poverty featured on his 1999 debut The Slim Shady LP, Eminem has required regular supplies of fresh controversy and new targets. "He can't keep saying the same shit," remarked Proof, a rapper from Eminem's woeful posse D12, prior to the release of The Eminem Show. But he did, just more vociferously than before. The result was a commercially and artistically successful cul-de-sac. When you have recorded a track like Cleaning Out My Closet - which called his mother a "selfish fucking bitch" and hoped she would "burn in hell" - you have no further to go: there is no way to continue exploring hatred as a theme without becoming self-parodic.

    To his credit, Eminem seems to realise that. Encore's opener Evil Deeds takes a half-hearted pop at his mother, but the subject is quickly forgotten. Puke attempts to make capital out of his ex-wife Kim's well-publicised drug addiction ("you're a fucking cokehead and I hope you fucking die" etc) but he sounds strained as he sings, as if he is trying to work up some bile even though his heart isn't in the task. In any case, sermonising about drugs is rather hard to take from a man with a Vicodin pill and a load of magic mushrooms tattooed on his arm.

    To Encore's detriment, Eminem seems to have little idea as to what might replace the vitriol and existential angst. On My First Single and Just Lose It, his plan appears to involve belching and making fart noises, which, with the best will in the world, won't suffice. He makes jokes: some work (there's a good one about Christopher Reeve's able-bodied shadow waiting to beat Eminem up for making fun of his paralysis) but most are feeble, relying on the rapper's pyrotechnic delivery to make them work. There's no wit about telling his critics to ring "1-800-I'M-A-DICK-SUCKER", but the relish in his voice can make you laugh out loud. More often, he sounds bored, as if he's going through the motions. The flat and repetitive music follows suit - even Dr Dre's production lacks its usual inventive spark.

    Three tracks demonstrate precisely what the rest of Encore is lacking, reminding you how remarkable Eminem can be when he has something to react against.

    Yellow Brick Road addresses the "racist" mixtape, offering the unlikely sound of Eminem being reasonable. Forced to justify his place within the rap pantheon, he is at his most inventive, mixing autobiography with hip-hop history, finally apologising. Like Toy Soldiers, about Ja Rule and Benzino, is similarly brilliant. Set to the album's one genuinely fantastic backing track, involving a military drumbeat and a sample from Martika's forgotten 1980s hit Toy Soldiers, its lyrics switch from truce-calling to belligerent indignation and back again, often in the space of one line.

    Finally, there is Mosh, the anti-war, anti-Bush track "leaked" just before the election. It offers both the best lyric Eminem has ever written and the one moment on the album where the repetitious production style works, providing a suitably relentless basis for his quickfire hectoring.

    That Mosh seemingly did nothing to affect the election's outcome is something of a double-edged sword. Eminem has said all along that his lyrics are essentially harmless, but conversely, The Eminem Show's White America claimed his fans were like a vast army of young nihilistic discontents at his disposal. Perhaps they're too young to vote or too nihilistic even to do his bidding. In that case, they're unlikely to notice or care that much of Encore is lacklustre: another multi-platinum success seems a given.

    But Eminem is nobody's fool: you suspect he knows perfectly well what the album's shortcomings are. His audible lack of interest during Encore's least-inspired moments raises intriguing questions about what happens next.

    3 stars/of 5  (Interscope/Shady)

    Alexis Petridis
    Friday November 12, 2004
    · Try our Eminem pop quiz

    The Guardian

    Guardian Unlimited © Guardian Newspapers Limited 2004
    Real Slim Shady rushes release to beat bootlegs



    Eminem
    Encore performance... this is not the first time that an Eminem record has had to be released earlier than scheduled
     
    Internet leaks of Eminem's forthcoming album have forced Polydor Records to bring the release forward to prevent the loss of thousands of pounds as pirated copies became widely available.

    Originally scheduled to be released next Monday, November 15, the album, Encore, will be on sale from today.

    Polydor said it was advised of the leak this week, and because it was unable to detect how many tracks had been posted on the net, decided to bring the release forward by three days.

    "With something like that it can spread like wildfire," Polydor said yesterday.

    "Once one person downloads it, it can be in everyone's inbox and just goes crazy. It's a nice bit of hype and pre-publicity, but it is quite a pain to have to rush something out like this."

    It is not the first time an Eminem release has been bought forward. His last album, The Eminem Show, came out early as a damage control exercise after pirated copies began appearing on American street stalls.

    Island Records has also had to decide whether to release U2's new album early this week, after copies began appearing on the internet two weeks before its schedule release date.

    The band had concerns that the hugely anticipated album would be the target for internet pirates after a tape was stolen from a recording studio in Nice this summer.

    But Island Records has said the release date will remain the same, and the album would be available from November 22.

    Lee Glendinning
    Friday November 12, 2004
    The Guardian


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