• Venise redécouverte par Matvejevitch


    L'auteur du Bréviaire méditerranéen publie chez Fayard L'Autre Venise, traduit du croate

    Né d'un père russe et d'une mère croate, Predrag Matvejevitch est sans doute l'un des plus éminents essayistes du monde slave devenu célèbre depuis son fameux Bréviaire méditerranéen. Après s'être essayé à l'analyse politique, ce maître incontesté en géopoétique retrouve dans L'Autre Venise (Fayard) l'inspiration qui fit sa renommée. Loin des clichés de la "belle endormie", Matvejevitch se fait tour à tour géographe, historien, anthropologue, mythographe, cartographe, pour évoquer des aspects de Venise jusque-là délaissés par ceux qui l'ont dépeinte : herbes folles, bittes d'amarrage, cartes anonymes, rouille, patine... Sobre et poétique, son écriture nous montre que, au-delà des fastes, l'invisible et le silence constituent la substance secrète de Venise.

    "L'Autre Venise"
    Traduit du croate par Mireille Robin et l'auteur.
    Fayard, 156 pp., 15 euros.
    L'ouvrage a été couronné en Italie par le prestigieux prix Strega européen 2003.
    (Titre original : Druga Venecija, VBZ, Zagreb, 2002)


    Predrag Matvejevitch est né en 1932 à Mostar (Bosnie-Herzégovine). Il occupe actuellement une chaire de slavistique à l'université de La Sapienza, à Rome, et a été nommé conseiller pour la Méditerranée dans le "groupe des sages" de la Commission européenne.

     

    REVUE DE PRESSE

    Libération, 15/04/2004

    VOYAGES
    Adresse Sérénissime
    Quoi de neuf sur Venise ? Le regard de Predrag Matvejevitch.

    Par Marc SEMO

    Pour oser écrire encore un livre sur Venise, il faut soit afficher une inébranlable présomption ou au contraire être habité de vrai amour et de pas mal d'humour. Erudit multiforme et inclassable, éternel dissident antitotalitaire et rétif à tout nationalisme, l'écrivain croate Predrag Matvejevitch appartient à la deuxième catégorie. Loin des poncifs, il se fait tour à tour historien, anthropologue, géographe, botaniste ou zoologue pour conter une Sérénissime ignorée, sinon des derniers vrais Vénitiens, espèce en inexorable voie d'extinction dans la cité des Doges.

    Il narre les herbes folles, les mousses sur les pierres, «la rouille somptueuse et la patine qui ressemble à de la dorure», les puits des petites places, les pietre (pierrailles) ­ ces petites sculptures ornant balcons ou margelles avec «leurs sillons semblables à des rides humaines creusés par les intempéries». Il y a, bien sûr, la ville mais aussi l'immensité gris verte de la lagune avec ses îles englouties, ses accès bordés de pilotis comme «arbres sans ramure ni racine», les cimetières des mouettes, ces deux barene (îlots de vase) isolées où elles se posent pour mourir, ou ses ports dont celui de Chioggia où les pêcheurs, il y a encore quelques décennies, utilisaient la numérotation étrusque.

    Dans ce livre foisonnant d'histoires, de lieux et d'anecdotes, Predrag Matvejevitch retrouve le ton et le souffle de son génial Bréviaire méditerranéen, qui contait les vents et les courants, la couleur des flots et le découpé des côtes ou les mots et les techniques de la navigation. «Un épique de la description minutieuse» salué par l'écrivain italien Raffaele La Capria, napolitain qui, dans la préface de ce nouvel ouvrage, souligne que l'auteur «comme un archéologue de l'esprit nettoie minutieusement au pinceau la réalité ensevelie sous la poussière des représentations».

    A Venise, Predrag Matvejevitch est chez lui, né d'un père russe mais d'une mère croate, originaire de cette rive orientale de l'Adriatique qui, pendant des siècles, s'appela le golfe de Venise. Les villes et les îles y étaient vénitiennes. Marco Polo comme tant de citoyens de renom de la Sérénissime en sont originaires. Quand la République tomba, à la fin du XVIIIe siècle, les chroniques de l'époque racontent comment, dans les ports de Zadar ou de Kotor, sonna le glas et comment «les navires étaient mouillés par les larmes des Schiavoni (les Esclavons, c'est-à-dire les Dalmates) comme si la mer elle-même les avait répandues». Ecrivain ex-yougoslave, originaire d'un défunt pays de la fracture entre les deux Europes, Matvejevitch parle en passionné lucide d'une ville elle-même suspendue entre ces mondes : «Les gens de l'Europe occidentale viennent à Venise à la rencontre de l'Orient. Pour les habitants des Balkans et du Proche-Orient, Venise est déjà l'Europe et l'Occident. Pour les uns Byzance commence ici, pour les autres elle s'y achève.» Il a autant d'amour pour les mots du quotidien des Vénitiens que pour les pierres ou l'histoire. «On distinguait les quartiers ­ les sestrieri ­ à l'odeur de leur pain», écrit Matvejevitch, rappelant l'importance cruciale de la fabrication de ce produit dans une ville «où se rencontraient la tradition romaine, les rites chrétiens, l'influence de Byzance, l'héritage du Levant, l'habilité du Machrek.» Il disserte longuement sur les teintes de la rouille «qui ronge le fer, ici en profondeur, là en surface. Elle est noire, brune, rouge, par endroits, elle peut être également rousse (on retrouve étrangement ces couleurs, ces nuances sur les tableaux de l'époque tardive du Titien)». C'est une ville «où tout pourrit» et «l'humidité vieillit à son tour, aussi bien dans la pierre que dans les briques ; que dire de son âge à elle ?».

    C'est un livre bref mais réellement un des grands livres écrits tout à la fois sur cette ville et sur l'imaginaire qu'elle nourrit depuis des siècles. «La Venise que l'on voit d'ordinaire et celle que nous voudrions voir continuent cependant à demeurer l'une à côté de l'autre, l'une dans l'autre même si ce n'est qu'en illusion», écrit Predrag Matvejevitch, soulignant que «l'une ne saurait sans l'autre exister ni survivre : histoire et légende, réalité et mirage, image et simulacre tout ensemble et tout à la fois. Venise et l'autre Venise».

     10/05/2004

     

    Matvejevitch, l'essentiel

    Le 3 septembre de chaque année, à 1 heure du matin, une très vieille femme de blanc vêtue fait les cent pas de San Giacomo à la ruga Rialto, une canne à la main, escortée d'un chat siamois tenu en laisse. Qui raconte cela? Un très vieil homme presque aveugle qui soliloque chaque jour sur le Campo delle Beccarie, et qui affirme que ses ancêtres et les ancêtres de ses ancêtres ont vu aussi cette femme, le 3 septembre. Et qui a recueilli ce témoignage? Predrag Matvejevitch qui est devenu «entre asile et exil» l'un des meilleurs connaisseurs de la Méditerranée et de la Mitteleuropa. Tout, dans son «Autre Venise» (prix Strega européen 2003), est de cette qualité d'écoute – ou d'observation. Loin de lui l'ambition d'écrire le millième ouvrage sur les beautés de Venise, le crépuscule de Venise, les palais de Venise, l'histoire secrète de Venise, etc. Tout a déjà été dit et redit sur ces sujets, ad nauseam. (Offrons-nous le luxe d'une parenthèse avec cette citation de Paul Morand: «Les écrivains ont tellement versé de larmes sur la mort de Venise qu'on ne peut plus y circuler qu'en bateau.») L'ambition de Matvejevitch est bien plus modeste. Ou précieuse. Ce que son préfacier Raffaele La Capria appelle justement «la poétique de l'observation rapprochée». A savoir les petites fleurs sauvages qui poussent entre les pierres des quais ou des ponts, les modestes sculptures extérieures des façades, patinées, presque invisibles, les différents types de pains de Venise ou les vieilles femmes légendaires près du Rialto. L'auteur ne s'abandonne à aucun lyrisme. Il observe. Il voit juste. Mieux, il dit juste. Il touche à l'essentiel. A ce que nous aimons.

    «L'Autre Venise», par Predrag Matvejevitch, traduit du croate par Mireille Robin et l'auteur, Fayard, 160 p., 15 euros.


    Frédéric Vitoux 
     

    Le Nouvel Observateur, Semaine du jeudi 6 mai 2004 - n°2061 - Livres


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